Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/673

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Allons, voilà qu’il délire de nouveau. De la glace, Popof, encore de la glace !

Une semaine se passa. Le lieutenant était assez remis pour qu’on crût pouvoir lui révéler ce qui lui était arrivé. Voici ce qu’il apprit : le 16 juin, à sept heures du soir, avait eu lieu sa dernière visite chez Mme Fritsche, et le 17, vers l’heure du dîner, c’est-à-dire presque vingt-quatre heures plus tard, un berger l’avait trouvé dans un ravin, près de la grand’route de Kherson, à deux werstes environ de Nicolaïef, sans connaissance, la tête fendue et des taches bleuâtres autour du cou. Son uniforme et son gilet étaient déboutonnés, toutes les poches retournées ; son shako et sa dague avaient disparu, ainsi que sa ceinture de cuir. A en juger par l’herbe foulée, par une large trace laissée dans le sable et la terre glaise, le lieutenant avait dû être traîné de la route jusqu’au fond du ravin, et là seulement on lui avait porté sur la tête un coup avec une arme tranchante, peut-être avec sa propre dague. En effet sur toute la trace il ne s’était pas vu une seule goutte de sang, tandis qu’autour de sa tête il s’en était trouvé toute une mare. Les assassins avaient dû d’abord lui faire perdre connaissance, puis essayer de l’étrangler ; ensuite, l’ayant porté hors de la ville, ils lui avaient porté le dernier coup au fond du ravin. Le lieutenant n’avait échappé à la mort que grâce à son tempérament de fer, car il n’avait repris connaissance que le 23 juillet, cinq semaines après l’événement.

Yergounof fit immédiatement son rapport à l’autorité, raconta par écrit et verbalement toutes les circonstances du malheur qui l’avait frappé, et indiqua clairement la maison de Mme Fritsche. La police y courut, mais n’y trouva plus personne ; les oiseaux avaient déjà quitté le nid. On empoigna le maître de la maison, on le traîna devant la justice. On ne put tirer grand’chose de cet homme, bourgeois de la ville, extrêmement vieux et non moins sourd. Il habitait lui-même un autre quartier de Nicolaïef, et tout ce qu’il savait, c’est que, quatre mois auparavant, il avait loué sa maison à une Juive pourvue d’un passeport et nommée Schmoul ou Schmoulke, et qu’il l’avait, selon son devoir, immédiatement déclarée à la police. Une jeune fille, ajouta-t-il dans sa déposition, également pourvue d’un passeport était venue rejoindre la vieille Juive.

Quel était le métier de ces femmes ? Il n’en savait rien. Avaient-elles d’autres locataires ? Il ne le savait pas davantage. Et quant au petit garçon qui avait été le gardien de sa maison, il était parti pour Odessa, ou pour Pétersbourg, ou pour toute autre ville. Le nouveau gardien n’était entré en fonction qu’au 1er juillet.

On fit alors des recherches sur les registres de la police et des investigations dans le voisinage, et l’on apprit que la Schmoulke