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soldats chevronnés sonnant de la trompette dans tous les coins, et naturellement sur tous les murs le portrait de Mahomet en général russe. Mais pourquoi Colibri court-elle devant lui de chambre en chambre, traînant ses queues après elle ? Et pourquoi ne veut-elle pas se retourner ? Et puis elle rapetisse, elle rapetisse toujours ;… ce n’est plus Colibri, c’est un petit gentilhomme en veste ronde, et il est son gouverneur, et le voilà forcé de grimper après lui dans l’intérieur d’une lunette d’approche, et cette lunette se resserre de plus en plus ; on ne peut plus s’y mouvoir, ni en avant, ni en arrière ; on ne peut plus respirer, et un poids énorme s’écroule sur son dos ; il a la bouche pleine de terre…


IV

Le lieutenant ouvre enfin les yeux…. Il fait clair et tout est calme autour de lui. On sent le vinaigre, la menthe. Au-dessus, à droite, à gauche, quelque chose de blanc l’enveloppe ; il regarde, il examine : sont les rideaux d’un lit. Il veut soulever la tête, impossible ; la main, impossible également. Qu’est-ce que cela signifie ? Il baisse les yeux : un long corps est étendu devant lui, caché sous une couverture en laine grossière avec des bandes brunes aux deux bouts. Ce corps, vérification faite, est le sien même. Il essaie de pousser un cri : rien ne sort ; il essaie de nouveau, il rassemble toutes ses forces : une espèce de son décrépit tremblote sous son nez. Des pas lourds se font entendre ; une main écarte le rideau. Un vieil invalide vêtu d’une redingote militaire rapiécée se tient devant le lieutenant. Tous deux semblent diversement étonnés. Une grande cruche d’étain vient s’appliquer sur les lèvres du lieutenant, qui boit de l’eau fraîche avec avidité. Sa langue se délie. — Où suis-je ? L’invalide le regarde une seconde fois, s’éloigne et revient avec un autre homme en uniforme. — Où suis-je ? répète le lieutenant.

— Allons ! il n’en mourra pas, dit l’homme en uniforme. Vous êtes à l’hôpital, reprit-il à voix haute ; mais il ne faut pas parler. Taisez-vous et dormez.

Le lieutenant va s’étonner encore ; mais il retombe dans le néant.

Le lendemain apparut le médecin de l’hôpital. Yergounof avait repris ses sens. Le docteur le félicita de sa guérison, et commanda que l’on changeât les bandages qui enveloppaient sa tête. — Comment, la tête ? Est-ce que j’ai quelque chose…

— Vous ne devez point parler, interrompit le docteur, ni vous agiter. Restez tranquille et remerciez le Très-Haut. Où sont les compresses, Popof

— Mais l’argent,… l’argent de la couronne…