Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/670

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

café lui sembla très fort et très amer. Colibri le regardait faire en souriant et en dilatant ses narines au-dessus de la tasse, qu’elle avait portée à ses lèvres et qu’elle reposa lentement sur la table.

— Pourquoi ne bois-tu pas ? demanda le lieutenant.

— Moi, peu à peu.

— Mais, voyons, assieds-toi donc enfin près de moi, dit le lieutenant en frappant de la main sur le sofa.

— A l’instant.

Elle étendit la main, et sans quitter Yergounof des yeux elle prit sa guitare : — Avant, je vais chanter.

— Oui, oui, mais assieds-toi.

— Et je vais danser. Veux-tu ?

— Tu danses !… Ah ! je voudrais bien voir cela ; pourtant, si tu dansais après ?

— Non, non ; mais je t’aime beaucoup, moi.

— Vraiment ? Allons, danse, obstinée que tu es.

Colibri se plaça de l’autre côté de la table, et, après avoir pris quelques accords, elle entonna, à la grande surprise du lieutenant, qui attendait quelque chanson gaie et animée, une sorte de récitatif lent et monotone, accompagnant chacun des sons qui semblaient sortir avec effort de son gosier d’un balancement mesuré de tout son corps à droite et à gauche. Elle ne souriait point. Elle avait même rapproché ses sourcils hauts et arqués, entre lesquels se voyait distinctement un petit signe de couleur bleue, semblable à une lettre de quelque langue orientale, qui avait été probablement tracée avec la poudre. Elle avait presque fermé les yeux ; mais ses prunelles brillaient encore d’un éclat morne entre ses paupières abaissées, et elle s’obstinait à regarder le lieutenant avec la même fixité. Lui aussi ne pouvait détacher les yeux de ces yeux magnifiques et menaçans, de ce visage basané qu’une faible rougeur colorait de plus en plus, de ces lèvres à demi ouvertes et immobiles, de ces serpens noirs qui se balançaient en cadence aux deux côtés de sa tête élégante. Colibri continuait ses mouvemens sans quitter la place ; ses pieds ne faisaient que se soulever tantôt sur la pointe, tantôt sur le talon. Une fois seulement elle se tourna avec violence, et poussa un cri perçant en agitant la guitare au-dessus de sa tête, et de nouveau reprit la même danse balancée avec le même chant lent et monotone. Cependant Yergounof était assis très commodément sur le sofa, et continuait, sans mot dire, à regarder Colibri. Il éprouvait une sensation étrange et inaccoutumée ; il se sentait léger et libre, presque trop léger ; il n’avait plus de corps, il nageait dans l’espace. En même temps de petites fourmis froides lui glissaient le long du dos ; je ne sais quelle agréable défaillance énervait