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Colibri bondit légèrement, et, jetant ses deux bras autour du cou du jeune lieutenant, elle lui donna un baiser, qui fit à Yergounof l’effet d’un coup de bec. Il voulut l’embrasser à son tour ; mais elle s’échappa vivement et s’abrita derrière le petit sofa.

— Ainsi donc à sept heures, demain ? dit le lieutenant un peu confus. Elle lui répondit par un signe de tête, et, prenant du bout des doigts une de ses longues tresses de cheveux, elle se mit à les mordiller de ses dents aiguës. Le lieutenant lui fit de la main un geste d’adieu et tira la porte sur lui ; il entendit Colibri s’en approcher en courant et la fermer à double tour.

Il n’y avait personne dans le salon de Mme Fritsche ; le lieutenant, qui ne se souciait pas de rencontrer Emilie, se hâtait de sortir ; mais en arrivant au perron il vint se heurter contre la maîtresse du logis. — Vous partez, monsieur le lieutenant ? dit celle-ci avec la même grimace affectée et sinistre ; vous n’attendrez pas Emilie ?

Le lieutenant mit son shako : — Je dois, madame, vous faire savoir que je n’ai pas l’habitude d’attendre. Il est fort probable que je ne viendrai pas demain non plus. Informez-en votre nièce.

— Bien, bien, dit l’autre ; mais vous ne vous êtes pas ennuyé, monsieur le lieutenant ?

— Non, madame, je ne me suis point ennuyé.

— C’est tout ce que nous voulions savoir. Nous vous présentons nos hommages.

— Je vous salue, madame.

Le lieutenant rentra chez lui, et, se jetant sur son lit, s’enfonça dans un dédale de réflexions. « Que diable est-ce cela ? s’écria-t-il plus d’une fois à voix haute ; pourquoi Emilie m’a-t-elle écrit ? Elle me donne un rendez-vous et n’y vient pas ! » Il prit la lettre d’Emilie, la tourna dans ses mains, la flaira. Elle sentait le tabac à fumer, et dans un endroit l’on avait remplacé un verbe au masculin par la terminaison féminine. De cela que pouvait-on conclure ? « Est-il possible que cette vieille Juive, que Dieu confonde, ne sache rien ? Elle surtout, qui est-elle ? »

La charmante Colibri ne lui sortait pas de la tête, et il attendait impatiemment la soirée du lendemain, bien que, dans le fond de son âme, il eût presque peur de ce « petit joujou. »


III

Avant l’heure du dîner, le lieutenant passa par le bazar, et, après avoir obstinément marchandé, il acheta une petite croix en or pendue à un velours noir. « Bien qu’elle affirme, se disait-il, qu’il ne lui faut aucun cadeau, nous savons ce que cela veut dire. Du reste,