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lui tournait. Tout était si nouveau pour lui : cette odeur de musc, ces chants bizarres, ces bougies en plein jour, ce cherbett à la vanille, et puis cette Colibri qui s’approchait de lui plus près et plus près, ces cheveux qui luisaient et bruissaient comme la soie, et ce visage toujours si triste. — C’est une roussalka[1], se dit-il, éprouvant un malaise singulier. Ma petite âme… avouez… qui vous a donné l’envie de m’appeler aujourd’hui ?

— Vous êtes jeune, joli garçon, j’aime ceux-là.

— Ah ! ah !… Mais que dira Emilie ? Elle va venir, elle m’a écrit ce matin.

— Rien à Emilie… elle me tuerait.

Le lieutenant partit d’un éclat de rire. — La croyez-vous si méchante ?

Colibri hocha la tête. — Il n’y a pas que les méchans qui tuent… Rien non plus à Mme Fritsche.

Elle lui frappa plusieurs fois le front du bout du doigt : — Comprenez-vous, officier ?

Le lieutenant fronça le sourcil. — Bon, bon ! je garderai ton secret ; mais en récompense tu me donneras un baiser.

— Non, après, quand tu partiras…

— Tout de suite.

Il se pencha vers elle ; mais elle recula lentement, se redressa et se raidit comme une couleuvre sur laquelle on a marché dans l’herbe épaisse d’un bois. Le lieutenant la regarda dans le blanc des yeux. — Est-elle méchante ! dit-il… A ton aise, et que Dieu te bénisse !

Colibri se mit à rêver un instant, et elle se décidait à se rapprocher du lieutenant, lorsque trois coups sourds retentirent dans la maison. Colibri se leva brusquement, avec un rire forcé : — Aujourd’hui, non ; demain, oui. Viens demain…

— A quelle heure ?

— Le soir, à sept heures.

— C’est bien ; mais demain tu me diras pourquoi tu t’es si longtemps cachée de moi.

— Oui, oui, demain la fin, mon officier.

— Allons, tiens ta parole, et je t’apporterai un joli petit cadeau.

— Jamais ! dit-elle en frappant du pied. Cela, cela, cela (montrant ses habits, ses bijoux, tout ce qui l’entourait), cela, à moi. Des cadeaux, jamais !

— Ne vous fâchez pas, mademoiselle, je ne force personne. Il faut donc partir. Adieu, mon petit joujou… Et le baiser ?

  1. Espèce d’ondine ou de dryade malfaisante dans la mythologie slave.