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de Mme Fritsche, et ce que tout cela signifiait. Emilie ne venait point. Il commençait à perdre patience, lorsque tout à coup les sons d’une guitare se firent entendre dans la maison, derrière le mur de la chambre. Ce fut un accord, un second, un troisième, de plus en plus forts et pleins. Le lieutenant fut frappé de stupeur. Emilie avait bien une guitare, mais cette guitare n’avait que trois cordes ; il n’avait pas encore trouvé le temps d’acheter les autres. D’ailleurs Emilie n’était pas à la maison. Derechef un accord résonna, si fort cette fois qu’il semblait partir de la chambre même. Le lieutenant tourna sur ses talons, et faillit pousser un cri de surprise et d’effroi… Devant lui, sur le seuil d’une petite porte basse qu’il n’avait point remarquée jusqu’alors, cachée qu’elle était par la lourde armoire, se tenait un être inconnu, étrange, pas enfant, pas jeune fille non plus. Cette créature était vêtue d’une robe blanche bigarrée de dessins de couleurs, et portait des chaussures rouges à talons. Retenus au sommet du front par un cercle d’or, ses cheveux noirs, épais et lourds, tombaient comme un manteau de sa petite tête sur son corps grêle et maigre. Sous cette masse, deux grands yeux brillaient d’un éclat sombre, et deux bras minces et hâlés, chargés de bracelets d’or, tenaient des deux mains une guitare. A peine pouvait-on apercevoir le visage, tant il semblait étroit et obscur ; seulement un nez effilé s’y dessinait en ligne droite au-dessus de lèvres rouges. Le lieutenant resta pétrifié. Il regardait sans cligner des yeux cet être bizarre qui le regardait aussi les yeux fixes et sans prononcer une parole. Il revint pourtant à lui, et s’approcha à petits pas. Le visage sombre se mit peu à peu à sourire, des dents blanches brillèrent tout à coup ; la tête se releva, et, secouant sa lourde chevelure, se montra dans toute sa beauté fine et acérée.

— Quel est ce diablotin ? murmura le lieutenant, et, s’approchant encore davantage, il dit à voix basse : — Petite, petite, qui es-tu ? — Ici, répondit-elle d’un timbre voilé, avec une prononciation étrangère qui faisait porter à faux les accens, ici… Puis elle fit un pas en arrière. Le lieutenant franchit le seuil après elle et se trouva dans une très petite chambre, sans aucune fenêtre, dont les murs et le plancher étaient recouverts d’épais tapis en poil de chameau. Une forte odeur de musc le prit à la gorge ; deux fines bougies en cire jaune brûlaient sur une table ronde devant un sofa très bas, à la turque ; un très petit lit se voyait dans un coin, caché sous des rideaux en mousseline orientale à rayures satinées, et un chapelet d’ambre terminé par un gland de soie rouge était suspendu à la tête du lit.

— Mais, permettez, qui êtes-vous enfin ? répéta le lieutenant.

— Sœur… sœur d’Emilie.