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Entendez-vous ce qu’il dit : il n’a pas d’argent. Oh ! que tous ces Russes sont trompeurs ! mais attendez, attendez, monsieur l’enjôleur ! Petite tante, venez ici ; J’ai quelque chose à vous confier.

Le soir du même jour, en se déshabillant pour se coucher, le lieutenant s’aperçut que le rebord supérieur de sa ceinture, de cette ceinture qu’il portait toujours sur lui, était décousu de la longueur d’un doigt. En homme d’ordre qu’il était, il prit aussitôt du fil et une aiguille, cira le fil et répara soigneusement la déchirure. Du reste, il ne prêta aucune attention à cette circonstance insignifiante.

Toute la journée suivante fut consacrée par le lieutenant aux devoirs du service. Il ne sortit pas de la maison même après dîner, et jusqu’à la nuit, à la sueur de son front, il rédigea et copia des rapports à l’autorité, confondant impitoyablement l’accent grave avec l’accent aigu, plaçant chaque fois après mais un point d’exclamation, et après cependant un point et une virgule. Le lendemain matin, un enfant juif, pieds nus et couvert d’une souquenille en loques, lui apporta une lettre d’Emilie, la première qu’il eût reçue d’elle. « Mon très cher Florestan, lui écrivait-elle, es-tu maintenant fâché contre ta Zuckerpüppchen que tu n’es pas venu hier ? De grâce, ne sois pas trop fâché, si tu ne veux pas que ton aimable Emilie pleure beaucoup, beaucoup, et viens ce soir à cinq heures sans faute (le chiffre 5 était entouré d’une double petite couronne de fleurs dessinées à la plume). Ton aimable Emilie. »

Le lieutenant s’étonna ; il ne croyait pas son Emilie si savante. Il donna un sou à l’enfant, et fit répondre qu’il irait.

Yergounof tint parole. Cinq heures n’avaient pas encore sonné que déjà il frappait à la porte de Mme Fritsche ; mais, à sa grande surprise, Emilie n’était point à la maison. Ce fut la tante qui le reçut, et après lui avoir fait, chose étonnante, une révérence préliminaire, elle lui apprit que des circonstances imprévues avaient forcé Emilie à s’absenter, mais qu’elle serait bientôt de retour, et qu’elle le priait de l’attendre. Mme Fritsche s’était coiffée d’un bonnet tout blanc, elle souriait, elle parlait d’une voix caressante, et s’efforçait évidemment de donner une expression aimable à son visage renfrogné, qui du reste ne gagnait rien à ses efforts, et prenait au contraire je ne sais quelle teinte équivoque et louche. « Prenez place, monsieur, prenez place, disait-elle en lui avançant un fauteuil, et, si vous le permettez, nous aurons le plaisir de vous offrir une petite collation. » Mme Fritsche fit une autre révérence, sortit de la chambre, et revint bientôt avec une tasse de chocolat sur un plateau de fer-blanc. Le chocolat n’était pas de qualité supérieure ; cependant le lieutenant le but avec plaisir, mais il essayait vainement de comprendre d’où venait le subit empressement