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Pauvre ami ! S’il avait seulement décroché les agrafes de son hausse-col ! O Seigneur, on voit sauter sa petite âme dans sa poitrine !

— Je n’en puis plus, répondit Yergounof en gémissant. Debout depuis le matin, et ce soleil brûlant sur mon shako ! Je voulais d’abord me réfugier à la maison ; mais ces serpens de fournisseurs m’y attendent. Ici, chez vous, quelle fraîcheur ! je crois que, si j’osais, je ferais un petit somme.

— Eh bien ! dors ; personne ici ne te gênera.

— Mais j’ai conscience…

— Quelle idée ! dors. Je vais te bercer.

Et elle se mit à fredonner une berceuse. L’autre dit : — Si je buvais d’abord un peu d’eau ?

— Tiens, en voici, fraîche comme du cristal. Attends, je vais te mettre un petit coussin sous la tête… Et encore ceci… contre les mouches…

Elle lui couvrit le visage de son fichu.

— Grand merci, mon petit cupidon, dit l’autre, et déjà il s’était endormi. Emilie chantonnait en se balançant comme si elle l’eût bercé, et elle riait elle-même de son geste et de sa chanson.

Au bout d’une heure, Yergounof s’éveilla. Il lui avait semblé, à travers son sommeil, que quelqu’un l’avait touché en se penchant sur lui. Il enleva le fichu qui lui couvrait les yeux… Emilie se tenait à genoux tout près de lui avec une expression de visage qui lui parut étrange. Elle se releva précipitamment et courut vers la fenêtre en cachant quelque chose dans sa poche. Le lieutenant s’étira les membres. — J’ai pourtant bravement dormi ! dit-il. Venez un peu vers moi, ma chère demoiselle. — Emilie se rapprocha ; il se souleva brusquement du sofa, enfonça sa main dans la poche d’Emilie, et en tira… une paire de petits ciseaux. — Jésus ! s’écria involontairement Emilie.

— Ce sont des ciseaux ? balbutia le lieutenant.

— Certainement. Que croyais-tu donc trouver ? un pistolet ? Oh ! quelle drôle de figure il a ! les joues plissées comme un coussin, et les cheveux tout droits sur la nuque ! Il ne sourit même pas. Oh !

Emilie se tordit de rire.

— Assez, assez, dit le lieutenant d’un ton fâché. Si tu ne peux rien trouver de plus spirituel, je m’en vais… Je pars, ajouta-t-il, en voyant qu’elle ne cessait pas de rire, et il prit son shako, Emilie se tut. — Fi ! qu’il est méchant, dit-elle, un vrai Russe ; tous les Russes sont méchans. Voilà qu’il s’en va. Fi ! hier il m’a promis cinq roubles ; aujourd’hui il ne m’a rien donné, et il s’en va.

— Je n’ai point d’argent sur moi, murmura le lieutenant, déjà sur le seuil de la porte. Adieu.

Emilie le suivit des yeux et le menaça du doigt. —