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la terre, avec quatre petites croisées donnant sur la rue. Derrière les vitres, on apercevait la sombre verdure des pots de géranium, et à travers l’une des fenêtres arrivait la faible lueur d’une chandelle. La nuit tombait. De la maison même, et haute comme le toit, s’étendait une clôture en bois percée d’une porte bâtarde. La jeune fille s’en approcha, et, la trouvant fermée, agita avec impatience le lourd anneau de fer de l’antique serrure. Des pas traînans se firent entendre derrière la clôture, comme ceux d’une personne chaussée de vieilles pantoufles, et une voix de femme enrouée fit en allemand une question que le lieutenant ne comprit pas. En vrai marin, il n’entendait que le russe. La jeune fille répondit de même en allemand. La porte s’entre-bâilla, laissa passer la jeune fille, et se referma brusquement au nez de Yergounof, qui eut le temps néanmoins de distinguer, dans le demi-jour du crépuscule, la figure d’une grosse vieille femme en robe rouge, tenant une lanterne à la main. Frappé de surprise, le lieutenant resta quelque temps immobile ; mais bientôt, à l’idée qu’on osait se permettre une telle impolitesse à l’égard d’un officier, il fit brusquement demi-tour et se dirigea vers son logement. A peine avait-il fait dix pas que la même porte se rouvrit, et la jeune fille, qui avait eu le temps de chuchoter à l’oreille de la vieille, parut sur le seuil et dit à haute voix : — Où allez-vous donc, monsieur l’officier ? Est-ce que vous n’entrez pas chez nous ?

Yergounof hésita un moment, puis revint sur ses pas.

Sa nouvelle connaissance, que nous allons dorénavant nommer Emilie, l’introduisit à travers une petite pièce humide et sombre dans une chambre assez grande, mais très basse de plafond. Une vaste armoire occupait, avec un sopha en toile cirée, l’une des parois ; au-dessus des portes et entre les fenêtres se voyaient les portraits éraillés de deux archevêques coiffés de la mitre, et d’un Turc en turban. Des coffres et des cartons à chapeaux encombraient les coins de la chambre, et, entourée de chaises boiteuses, se tenait une table de jeu ouverte, sur laquelle une casquette d’homme était posée près d’un verre de kvas à demi vidé. Sur les talons du lieutenant entra la vieille qu’il avait remarquée près de la porte. C’était une Juive d’aspect sordide ; ses petits yeux éraillés jetaient des regards sinistres, quelques poils gris couvraient sa lèvre épaisse. Emilie la désigna au lieutenant : — Voici, dit-elle, ma petite tante, madame Fritsche.

Le lieutenant ne put retenir un mouvement de surprise ; mais il crut de son devoir de décliner ses noms et qualités. Mme Fritsche ne lui répondit que par un regard oblique, et demanda en russe à sa nièce si elle voulait du thé.