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hors d’ici ! — et il frappe du pied. Quelle insulte, monsieur l’officier !… hors d’ici !… et où veut-il que j’aille ?

La jeune fille éclata derechef en sanglots, et, tout à fait éperdue, elle appuya son visage contre le bras du lieutenant. Éperdu à son tour, Yergounof, sans bouger, se bornait à dire : — Assez, finissez, et ne pouvait quitter du regard le cou palpitant de la jeune fille éplorée.

— Permettez, mademoiselle, je vais vous reconduire, dit-il enfin en touchant légèrement du doigt son épaule ; ici… dans la rue… vous le voyez, c’est impossible. Vous m’expliquerez votre chagrin, et certainement, en vrai militaire, je mettrai tous mes soins…

La jeune fille alors releva la tête, et parut pour la première fois se rendre compte de ce qu’était le jeune homme qui la tenait, on peut le dire, dans ses bras. Elle rougit, détourna le visage, et, tout en continuant à sangloter, elle s’éloigna de quelques pas. Le lieutenant réitéra son offre. La jeune fille lui jeta un regard en dessous à travers les longs cheveux blonds mouillés de larmes qui lui tombaient sur les yeux (à cet endroit du récit, Yergounof ne manquait jamais de nous dire que ce regard l’avait percé comme avec une alène, et même une fois il essaya de reproduire ce regard), puis, posant sa main sur le bras que lui offrait le galant lieutenant, ils s’éloignèrent ensemble du côté qui menait, disait-elle, à sa demeure.

Yergounof avait eu dans sa vie peu d’occasions de hanter les femmes, et, partant, ne savait trop par où commencer l’entretien ; mais sa compagne le tira bientôt d’embarras. Elle se mit à bavarder avec volubilité, tout en essuyant du revers de sa main les larmes qui venaient sans cesse mouiller ses paupières. Au bout de quelques instans, le lieutenant savait qu’elle se nommait Emilie Carlovna, qu’elle étaitftnative de Riga, qu’elle était venue à Nicolaïef en visite chez sa tante, qui était aussi native de Riga, que son père, à elle, avait été militaire, qu’il était mort de la poitrine, que sa tante avait pris une cuisinière russe, très bonne cuisinière et pas chère, mais sans passeport, et que cette même cuisinière, le jour même, leur avait tout volé, et s’était enfuie on ne sait où, qu’il avait fallu aller à la police… Ici le souvenir de l’insulte reçue lui revint à la mémoire, et de nouveau éclatèrent les sanglots. Le lieutenant fut encore une fois embarrassé de trouver à dire quelque chose de consolant ; mais la jeune fille, chez qui, paraît-il, les impressions venaient et s’en allaient avec la même rapidité, s’interrompit tout à coup pour dire dîne voix calme en étendant la main : — Voici notre maison.

Cette maison était une espèce de cabane à demi enfoncée dans