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se hâtait de rentrer à la maison. Étant, comme il le disait lui-même, d’une complexion sensible, mais modeste, le lieutenant n’adressait jamais la parole au « petit cupidon. » Toutefois il lui souriait avec affabilité et le suivait longtemps d’un regard caressant, puis il poussait un profond soupir, retournait dans sa chambre avec la même démarche solennelle, s’asseyait devant la fenêtre, et se livrait à ses réflexions pendant une demi-heure environ, en fumant avec précaution dans une grande pipe d’écume du tabac horriblement fort dont lui avait fait cadeau un officier de police allemand, son parrain. Ainsi se passaient les jours, sans tristesse et sans gaîté.

Il arriva que, retournant chez lui vers la tombée du jour par une ruelle déserte, le lieutenant entendit tout à coup derrière lui des pas précipités et des mots confus entrecoupés de sanglots. Il se retourna et aperçut une jeune fille d’une vingtaine d’années, dont le visage, fort agréable, était inondé de larmes. Un malheur aussi grand qu’inattendu semblait l’avoir frappée. Elle courait, elle trébuchait, elle se parlait à elle-même, elle agitait les bras en gémissant. Ses blonds cheveux s’étaient dénoués, et son fichu (dans ce temps-là l’on ne connaissait ni mantille ni burnous) avait glissé de ses épaules et ne tenait plus que par une épingle. La jeune fille était habillée comme une demoiselle, non comme une simple bourgeoise…

Yergounof se rangea de côté. Un sentiment de compassion vainquit en lui la crainte constante de déroger ; lorsqu’elle fut arrivée près de lui, il porta poliment la main à la visière de son shako, et lui demanda la cause de sa douleur. — En ma qualité de militaire, lui dit-il en portant la main à sa courte épée de marine, puis-je vous venir en aide ?

La jeune fille s’arrêta, et dans le premier moment ne parut pas comprendre l’offre du lieutenant ; mais aussitôt, et comme enchantée de pouvoir ouvrir son cœur, elle se mit à parler très vite et en assez mauvais russe. — De grâce, monsieur l’offizir, commença-t-elle, et sur-le-champ ses larmes jaillirent de nouveau, coulant goutte à goutte sur ses joues rondes et fraîches… c’est affreux, c’est horrible, Dieu sait ce que c’est. On nous a dévalisés… De grâce… la cuisinière a tout, tout emporté, la théière, la cassette, les robes…. Oui même les robes, et les bas, et le linge… Oui, et le ridicule de ma tante… Il y avait là, dans un étui, un billet de vingt-cinq roubles et deux cuillères en plaqué… et encore une pelisse… et tout, tout… Je dis cela à M. l’officier, de police, et M. l’officier me répond : — Allez-vous-en, je ne vous crois pas, je ne veux pas vous entendre. Vous êtes de la même bande. — Je lui dis : — De grâce… une pelisse… — Et lui de nouveau : — Je ne veux pas vous entendre,