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par principe et larmoyans par habitude, ni la joie immodérée que font éclater à ce propos nos grands démocrates officiels, sans-culottes en habit brodé, qui fréquentent les antichambres et proposent depuis quinze ans l’exemple de la France à toutes les nations du monde. Il faut y voir au contraire un monument nouveau de cet esprit conservateur qui s’allie toujours chez les Anglais à l’intelligence du progrès moderne. Cette concession volontaire de l’aristocratie gouvernante à la juste ambition des classes populaires va désarmer les radicaux de leur engin de guerre le plus terrible et de leur seul grief un peu sérieux. Il est probable que la question électorale va rester assoupie pour quelques années. On se tromperait pourtant si l’on allait jusqu’à croire que la voie du progrès est close et qu’elle ne se rouvrira plus. Les Anglais ne sont ni des conservateurs obstinés ni des révolutionnaires systématiques et aveugles. Ils n’ont jamais eu, comme nous autres, la présomptueuse espérance d’en finir à tout jamais avec les réformes et de fixer une fois pour toutes les institutions de leur pays. Ils ne connaissent ni ce radicalisme exigeant qui veut tout obtenir à la fois, ni cette politique à courte vue qui s’emprisonne elle-même dans ses propres retranchemens. Leur grand art de gouvernement consiste à s’inspirer toujours des nécessités présentes, à ne jamais devancer les besoins de l’avenir, à ne jamais s’enterrer sous les ruines du passé. L’on peut prédire avec assurance que le jour n’est pas bien loin où de nouvelles lois électorales, viendront encore élargir « la base de la pyramide, » et que l’aristocratique Angleterre ne cessera plus de marcher en avant dans la voie de la démocratie.

Où cette impulsion finira-t-elle ? Quel sera le terme définitif de ces réformes successives apportées par le progrès des temps ? L’Angleterre s’arrêtera-t-elle sur la pente glissante où elle roule, ou bien doit-elle la descendre jusqu’au fond, comme la France ? — Qu’on l’attende avec impatience ou avec crainte, qu’on le croie voisin ou éloigné de l’heure présente, le terme définitif où le progrès de la démocratie s’arrête ne peut être que celui où elle n’a plus de conquête à faire. « Lorsqu’un peuple commence à toucher au cens électoral, on peut prévoir qu’il arrivera dans un délai plus ou moins long à le faire disparaître complètement. À mesure qu’on recule la limite des droits électoraux, on sent le besoin de la reculer davantage, car après chaque concession nouvelle les forces de la démocratie augmentent, et ses exigences croissent avec son pouvoir. L’ambition de ceux qu’on laisse au-dessous du cens s’irrite en proportion du grand nombre de ceux qui se trouvent au-dessus. L’exception devient enfin la règle ; les concessions se succèdent sans relâche, et l’on ne s’arrête plus que quand on est arrivé au suffrage universel. »