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institutions comme à une part de leur existence et de leur honneur national. Ils portent jusque dans leur politique intérieure ce sentiment de la patrie, sans lequel une nation n’est qu’un troupeau de moutons dociles ou une bande de chevaux échappés. Au lieu de jeter à bas tous les vingt ans la maison paternelle et de la reconstruire chaque fois sur un plan nouveau, ils travaillent sans relâche à la réparer, à l’élargir et à l’accommoder aux besoins du jour. Leur constitution ressemble à une vieille forteresse féodale qu’une longue suite de réparations successives a transformée peu à peu en une vaste maison moderne, admirablement appropriée aux mœurs du grand peuple industriel et commerçant qui l’habite. Tous les trente ou quarante ans, ils se remettent à l’œuvre : ils consolident un bastion qui menace ruine, suppriment une aile abandonnée, nettoient un grenier désert et encombré de débris vermoulus, comblent les fossés devenus inutiles, agrandissent les portes devenues trop basses, percent de larges ouvertures dans les épaisses murailles à la place des meurtrières menaçantes du temps passé ; ils savent même au besoin ajouter dès constructions nouvelles aux bâtimens devenus trop étroits pour contenir la foule des nouveau-venus qui s’y pressent ; mais ils se gardent bien de toucher aux fondations mêmes de l’ancien édifice à l’abri duquel a grandi leur liberté. De tous les partis qui s’y disputent aujourd’hui le pouvoir, fût-ce même celui de la démocratie ardente qui a pris les États-Unis pour modèle, aucun ne souhaite une rupture violente avec les traditions de la monarchie. Si les réformes prêchées par l’école radicale viennent un jour à s’accomplir en Angleterre, elles devront emprunter les formes consacrées par l’usage et instituées par la loi. La république elle-même, quand elle viendrait à s’y fonder, ne pourrait être que la fille légitime et l’héritière pacifique de la monarchie. Si jamais la monarchie doit succomber en Angleterre, elle ne sera pas tuée sur les barricades par une insurrection populaire ; elle sera exécutée dans les formes par un vote régulier du parlement, et ce sera le gouvernement du roi qui devra proclamer la condamnation de la royauté.

C’est là du reste un événement que les Anglais ne redoutent guère, au moins dans un prochain avenir. S’il est vrai que la forme républicaine soit destinée à devenir un jour celle de tous les gouvernemens de l’Europe, l’Angleterre, qui de toutes les nations est certainement la mieux préparée à la recevoir, sera en même temps la dernière à la désirer. Les seules personnes qui croient en Angleterre à l’avènement prochain de la république ne sont pas celles qui la veulent, ce sont au contraire celles qui la craignent et qui se font de la démocratie moderne un ridicule objet d’épouvante. Ces esprits chagrins, qui sont partout les mêmes, voient dans la