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seule prétention de leurs auteurs est de mettre le système électoral en harmonie avec l’état présent de la société. Quand plus tard de nouveaux progrès deviendront nécessaires, les classes éclairées aux mains de qui le pouvoir réside sauront, comme elles l’ont toujours fait, céder aux légitimes réclamations du peuple, La démocratie pénétrera de plus en plus dans la constitution d’Angleterre sans la bouleverser ni la détruire, et la nation tout entière s’élèvera naturellement au pouvoir politique à mesure qu’elle saura mieux en comprendre l’usage et en souhaiter la possession.

Telle est en effet la seule règle pratique qu’on puisse appliquer à l’extension du droit de suffrage dans les pays où ne règne pas encore la religion du vote universel. Si, comme nous l’avons vu plus haut, le droit idéal existe de toute éternité et appartient sans exception à tout le monde, le droit réel et positif ne commence qu’avec la faculté et la volonté d’en faire usage. On ne doit pas refuser le droit de suffrage à une classe de citoyens qui insiste longuement pour l’obtenir. Si l’on admet que toute nation doive être divisée, comme toute famille, en mineurs et en majeurs, en cadets et en aînés, ce n’en est pas moins un devoir, pour ceux qui exercent les graves fonctions de chefs de famille, de retirer aux derniers venus leurs lisières dès qu’ils ont la force de marcher tout seuls, et de s’en fier à l’expérience pour les avertir des pièges et des dangers de la route. Dans la famille politique, les frères cadets doivent être émancipés aussitôt qu’ils en éprouvent le besoin et qu’ils en témoignent le désir. Les classes éclairées doivent faire tous leurs efforts pour accélérer cette émancipation graduelle, et elles manquent à leurs premiers devoirs quand elles abusent de l’espèce de tutelle qui leur est confiée pour retarder l’éducation du peuple et prolonger la durée de leur pouvoir ; mais on n’est jamais tenu d’accorder le droit de suffrage aux classes qui ne le demandent pas encore ou qui ne sauraient pas le faire respecter, de serait alors un signe de démence ou un acte de politique perfide, plus opposé aux vrais intérêts de la démocratie qu’aux desseins cachés d’une caste gouvernante ou d’un dictateur ambitieux. Les sourds et les aveugles ont aussi le droit de voir et d’entendre, et, lorsqu’ils ne sont pas incurables, il ne faut rien épargner pour les guérir. Cela ne veut pas dire que l’humanité ou la justice exige que l’on consulte les aveugles sur les couleurs et que l’on demande aux sourds leur opinion sur la musique. Celui qui s’aviserait de faire une pareille folie pourrait bien n’être au fond du cœur qu’un fourbe audacieux qui abuserait de l’infirmité de ces malheureux pour les tromper ou pour tromper les antres. Il en est de même de ces nations arriérées que l’on a tenues systématiquement sous le joug, et qui sont pour ainsi