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sentir son influence dans les affaires que d’aller jeter un morceau de papier dans une urne ou même de prononcer à haute voix le nom du candidat qu’il choisit. Si la vie politique devait toujours être bornée à l’accomplissement de ces formalités machinales, ce ne serait pas la peine de la conserver ; autant dire que l’on ne doit aller à l’église que pour prendre de l’eau bénite, et que la religion ne doit nous apprendre qu’à marmotter des prières et à faire des signes de croix. Pour toute religion sérieuse, les pratiques extérieures ne sont que le signe et l’occasion du culte intérieur de l’âme. De même, dans les pays où la liberté politique est autre chose qu’une parodie, l’exercice du droit électoral n’est que l’occasion et le signe visible d’une souveraineté morale et invisible à laquelle tout obéit. Il y a dans les pays libres une puissance supérieure de qui relèvent toutes les autres, et qui se fait sentir en dehors de toutes les formes établies par les lois. Cette puissance à laquelle rien ne résiste et dont le corps électoral, restreint ou illimité, n’est pour ainsi dire que la délégation permanente, tout le monde l’a déjà nommée, c’est l’opinion publique. Mieux vaut certainement une liberté protégée par la puissance de l’opinion publique qu’une liberté garantie par les plus savantes combinaisons législatives. Sans la domination de l’opinion publique, la démocratie elle-même n’est qu’un contre-sens et un mensonge. Partout au contraire où l’opinion est souveraine, les institutions électorales fussent-elles très exclusives et très favorables au règne absolu de l’aristocratie, c’est en réalité la démocratie qui règne et à qui reste le dernier mot.

À ce compte, l’Angleterre est un pays cent fois plus démocratique que la France. Il n’y en a pas où le règne de l’opinion soit plus général et plus absolu. L’ouvrier anglais qui n’a pas le droit de voter possède en réalité de plus grands pouvoirs politiques que l’électeur français, qui, après deux jours, quinze jours peut-être d’une souveraineté souvent bien vaine, s’évanouit tout à coup de la scène politique et rentre pour six ans dans sa maison. Dans un pays où règnent incessamment la liberté de la presse, la liberté de réunion, la liberté d’association sans limites, toutes ces libertés enfin qui tiennent l’opinion populaire en éveil et qui sont indispensables à la pratique du gouvernement représentatif, la vie publique offre à quiconque veut s’en servir des ressources innombrables et cent fois plus grandes que celles de la politique officielle. L’homme actif, énergique, intelligent, convaincu, ambitieux du bien de son pays plus que de sa gloire personnelle, en quelque position que le sort l’ait placé, jouit bientôt d’une influence égale à son mérite. C’est à ce point que chez les nations livrées à la démocratie pure on voit des hommes supérieurs qui aiment mieux rester dans les