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Ce système est fort séduisant tant qu’on demeure dans les régions de la science idéale et de la pure justice ; quand on veut le mettre en pratique, il présente des difficultés au moins aussi grandes que la théorie de M. Hare. M. Lorimer en effet ne veut pas qu’on établisse, comme autrefois à Rome, des classes proprement dites, enfermées dans leurs frontières, et jouissant chacune d’une influence déterminée dans l’état. Une pareille institution blesserait à la fois et l’équité philosophique, qui jusqu’à présent nous a servi de guide, et le vif sentiment d’égalité dont sont animées les nations modernes. C’est donc à chaque citoyen qu’il faudra mesurer individuellement la part de pouvoir qui doit lui revenir, et cette part variera sans cesse dans le cours de sa vie, avec son âge, avec sa fortune, avec les connaissances nouvelles qu’il peut acquérir. Le principe de la proportionnalité des suffrages nous fait une loi de cette variété même. Nous voilà réduits, sous peine d’inconséquence et d’injustice, à calculer et à chiffrer exactement l’importance politique de chaque créature humaine. M. Lorimer imagine pour cela une méthode ingénieuse et vraiment moins compliquée qu’on ne pourrait le croire ; il suffirait d’une simple addition pour estimer en nombres ronds tous les élémens reconnus du droit politique et obtenir la somme des voix dont chaque électeur dispose ; mais, à supposer même que cette arithmétique savante fût d’un usage facile, quelles seront les règles qui détermineront la valeur respective de chacun de ces élémens primitifs ? Sera-t-il possible d’estimer avec précision, sinon les revenus ou le salaire, du moins l’intelligence, la considération, la moralité de chacun ? Ces évaluations seront arbitraires et ne pourront nous fournir tout au mieux que des résultats par à peu près. Or c’est la haine des à peu près, c’est l’amour d’une précision rigoureuse qui nous a jetés dans le dédale où nous nous perdons. Le système de M. Lorimer se condamne lui-même, s’il ne nous donne pas ce qu’il nous a promis.

Quelle sera d’ailleurs la limite précise où s’évanouira le droit de suffrage ? Il faut bien pourtant qu’il ait une limite. Persisterons-nous à écarter les enfans, les aliénés, surtout les femmes ? On pourra bien démontrer, quant à ces dernières, qu’elles ne doivent point avoir des droits aussi étendus que les nôtres ; mais ces droits sont de la même nature, et il est impossible d’admettre qu’ils ne soient pas aussi absolus. En théorie, rien n’est plus injuste que de refuser le droit de suffrage aux femmes, rien n’offense plus le principe sublime de l’égalité de toutes les créatures humaines. C’est à quoi beaucoup de nos grands démocrates n’ont pas encore assez réfléchi. Lors même qu’on s’attache à la doctrine équitable de la proportionnalité des suffrages, la question du droit des femmes n’en devient que plus épineuse et plus délicate. On est conduit à se demander