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progressif. Il importe assurément que tous les citoyens soient représentés, mais tous-ne peuvent pas l’être et ne doivent pas l’être également. L’homme ignorant et illettré qui pense rarement aux affaires publiques, si même il a le temps d’y penser jamais., ne doit pas occuper dans l’état la même place que l’homme éclairé qui en fait son étude et sa préoccupation de tous les jours. Le pauvre, qui ne fournit à l’état qu’une somme insignifiante, et qui n’a presque rien à conserver ni à perdre, ne peut ni ne doit avoir une importance politique égale à celle du riche fabricant dont l’industrie nourrit toute une ville, du grand banquier dont la signature est dans toutes les mains, ou de l’opulent propriétaire qui paie assez, d’impôts pour défrayer le budget d’un canton. Ceci d’ailleurs n’est qu’une conséquence du principe que nous avons établi plus haut. Chacun, disions-nous, a droit à une part de représentation en. tant qu’il a une part d’intérêt engagée dans la gestion des affaires publiques. N’en ressort-il pas avec évidence que cette part de représentation doit être en bonne justice proportionnée rigoureusement à l’importance de cet intérêt ?

C’est ce qu’a fort bien compris M. James Lorimer dans son ouvrage intitulé le Constitutionnalisme de l’avenir. Ce livre en effet contient la formule la plus équitable et la plus complète de la théorie du droit de suffrage. M. Lorimer n’est point un de ces réformateurs intrépides qui se flattent de pouvoir corriger l’œuvre divine et refondre la nature à leur image. C’est à ses yeux une entreprise chimérique et folle, comme celle de l’homme qui, au lieu de tailler son habit à sa mesure, essaierait de refaire sa taille à la mesure de son habit. La meilleure organisation politique doit être calquée sur le plan de la nature ; un système représentatif irréprochable serait celui qui, pour ainsi dire, « photographierait la société. » Le problème consiste à trouver, comme on dit en métaphysique, l’expression adéquate « de tous les pouvoirs de la société tels qu’ils existent, et non pas à les rapprocher d’un modèle de justice imaginaire ou véritable. » Il faut, comme le dit M. Lorimer dans son langage abstrait et concis, considérer la société « dynamiquement et non numériquement, » c’est-à-dire voir en elle une association de forces individuelles de valeur inégale, et non pas un troupeau qu’on évalue par tête. Pour organiser la société d’après cette idée, il faudrait la diviser en classes, comme dans les institutions de Servius Tullius, avec cette différence pourtant que la richesse ne serait pas le seul élément du pouvoir, et que la science, l’intelligence, la position, les services rendus, l’âge, le caractère, la moralité, l’expérience, tout ce qui peut enfin contribuer à l’importance et à la valeur d’un homme devrait servir à déterminer la mesure du droit de chacun.