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absolue. Son bon sens n’admet pas que le suffrage du chef d’une grande industrie pèse exactement du même poids que celui du moindre de ses apprentis, qu’un avocat distingué ou un homme politique vieilli dans les affaires n’exerce pas une plus grande influence qu’un valet d’écurie ou un piqueur de bœufs ; mais il réserve à la seule intelligence tout le bénéfice de la pluralité des votes. Quant à la richesse, il ne consent à l’admettre à la participation de ce privilège que parce qu’elle est en général une présomption d’intelligence et un signe de capacité.

Il ne faudrait pas s’arrêter en si beau chemin. Quand une fois on est entré dans cette voie, on doit la parcourir jusqu’au bout. Puisqu’en ce moment nous faisons de la théorie pure, au moins faut-il que cette théorie soit rigoureuse et irréprochable. Il faut que le principe qui nous guide soit évidemment conforme à l’idéal. Or l’idéal d’un système de suffrage (s’il est permis d’accoupler des mots qui hurlent de se trouver ensemble), l’idéal d’un système de représentation parfaite n’est ni la démocratie pure, ni le gouvernement de l’intelligence, ni le suffrage restreint d’aucune espèce, ni même le suffrage universel ; c’est la forme de représentation où chacune des existences et chacune des forces sociales obtiendrait une part de pouvoir exactement proportionnelle à sa valeur. Le droit de suffrage universel et égal pour tous peut être une nécessité politique ou une convenance sociale, — nous verrons même plus loin qu’il n’offre pas dans la pratique tous les inconvéniens et tous les dangers qu’on lui prête ; — mais il est évident qu’en théorie pure ce n’est pas précisément l’équité parfaite. L’égale répartition du pouvoir n’est pas moins contraire à la véritable égalité, c’est-à-dire à la justice, que l’égale répartition des biens et des jouissances sans égard au mérite et aux services rendus. Nous n’avons pas besoin de répéter que la nature ne nous a pas tous coulés dans le même moule et ne nous a pas tous fait passer sous le même niveau ; elle a établi entre nous des différences de force, d’intelligence, de volonté, de caractère, et la société confirme ces inégalités naturelles en y attachant certains privilèges. Tout a été dit sur la distinction bien connue de l’égalité matérielle, qui dans l’ordre de la nature serait l’injustice même, et de l’égalité morale, qui est l’expression même de la justice. C’est sur ce principe de la justice distributive que doit se faire la répartition du pouvoir politique, comme celle des charges nationales imposées à chaque citoyen. De même qu’une proportionnalité rigoureuse entre les charges et les fortunes serait la seule base équitable d’un impôt idéal, de même le suffrage universel et égal pour tous doit être considéré, en théorie pure, comme une injustice analogue à celle de l’impôt