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peuvent souvent ne représenter que la minorité du pays. Si dans chaque collège électoral la majorité se déclare en faveur du même parti, la chambre sera exclusivement composée de représentans de la majorité ; au sein de cette chambre ainsi élue, le pouvoir appartiendra à une majorité partielle qui pourra n’être elle-même qu’une minorité dans le pays. C’est ce qui arrive en Angleterre dans les trade’s unions, ces associations d’ouvriers où l’autorité centrale est si forte, et où elle tombe aux mains des hommes les plus violens et les plus corrompus. C’est ce qui est arrivé aux États-Unis quand, à la faveur d’un grand mouvement national, le parti radical a pu s’emparer du pouvoir et le conserver plusieurs années sans représenter pourtant la majorité du pays. Tel est aussi, suivant M. Hare, le défaut de toutes les sociétés où les élections se décident par la simple loi des majorités. Ce n’est plus alors la nation qui se gouverne elle-même ; il y a deux factions toujours armées qui ne songent qu’à se renverser l’une l’autre, et qui se disputent le gouvernement comme une proie. Le sanctuaire des lois devient un champ de bataille où tous les moyens sont bons pour réussir. La discussion pacifique et impartiale des intérêts du pays fait place à des luttes de partis qui empoisonnent la conscience publique. Ce qu’on appelle un parti n’est plus une réunion d’hommes honnêtes guidés par des principes et par des convictions communes, c’est une bande d’aventuriers rassemblés par hasard sous la même bannière et retenus par leurs intérêts bien plus que par leurs opinions. Les électeurs enrégimentés en viennent à consulter beaucoup moins leur conscience que l’espoir matériel du succès ; ce qu’ils poursuivent n’est pas tant le triomphe des idées qu’ils préfèrent que la défaite de l’ennemi qu’ils haïssent le plus. Ceux qui ne consentent pas à faire le sacrifice de leurs affections ou de leurs croyances personnelles n’ont d’autre ressource que de s’abstenir et de rester en dehors des affaires publiques. Il faut qu’ils deviennent des instrumens, s’ils ne veulent être des esclaves ; il faut qu’ils se façonnent à la discipline, ou qu’ils signent eux-mêmes leur abdication.

C’est en effet de cette manière que le gouvernement populaire dégénère parfois en démagogie. Si l’on trouvait un moyen convenable d’assurer aux minorités une représentation suffisante, les assemblées ne pourraient plus commettre ces actes de violence ou de folie qui les ont trop souvent déshonorées. Faut-il, par exemple, comme on l’a proposé bien des fois, réserver aux minorités un tiers de la représentation nationale en donnant trois députés à chaque collège, et en ne permettant pas à chaque électeur d’en désigner plus de deux à la fois ? Vaut-il mieux accorder trois voix à chaque électeur en lui permettant de les donner toutes les trois au même