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assez avancées pour le permettre. Il y en a même dont l’ignorance et dont l’inertie sont si grandes que le gouvernement populaire n’y est qu’une comédie vaine, et que les progrès apparens de la démocratie ne profitent encore qu’au pouvoir absolu. Ces nations ne doivent-elles pas, dans l’intérêt de la liberté même, exclure du droit du suffrage ceux qui ne sont pas capables d’en comprendre l’importance et l’utilité ? N’y a-t-il pas d’ailleurs dans toutes les sociétés humaines un certain nombre d’ignorans et d’incapables qu’il serait dangereux d’associer à l’exercice d’un pouvoir aussi grave ? Et parce que des lois prudentes auront fait subir au droit de suffrage quelques restrictions nécessaires, faut-il dire qu’il a perdu le caractère d’un droit naturel pour devenir, suivant le point de vue où l’on se place, soit un privilège octroyé, soit une révoltante usurpation ?

Il n’est pas de règle qui ne doive quelquefois fléchir. La loi civile a ses incapables tout aussi bien que la loi politique. Cependant personne ne s’est jamais avisé que la liberté individuelle fût méconnue parce qu’un interdit ne peut vendre ses biens, un mineur contracter mariage sans le consentement de son père, ou un aliéné circuler librement dans les rues. Il est admis de tout le monde que les personnes incapables, sans renoncer pourtant à aucun de leurs droits, sont remplacées légalement par celles que la société commet au soin de les défendre. De même, en politique, la loi ordonne que les incapables délèguent à leurs concitoyens l’exercice de tous les droits dont ils ne peuvent user sans détriment pour la chose publique et pour eux-mêmes. Ces droits d’ailleurs, ils les conservent, il les exercent même indirectement par l’organe de la société, leur tutrice, et ils les exerceront par eux-mêmes le jour où ils rempliront les conditions attachées, suivant la belle expression de Royer-Collard, « à la confiance de la loi. »

Ces restrictions, lorsqu’elles se bornent à certains cas d’incapacité manifeste, n’ont rien qui déplaise à la véritable démocratie ; mais elles révoltent la conscience de certains démocrates de la dernière heure, en même temps grands admirateurs du principe d’autorité, qui, après avoir combattu toute leur vie pour le maintien du cens électoral, se sont pris depuis quinze ans d’un amour immodéré pour le suffrage universel. Avec le zèle de tous les pécheurs repentans, ces hommes ne veulent pas souffrir qu’on mette la moindre limite à l’exercice de ce droit sacré. Ne leur dites pas que certaines classes d’électeurs peuvent manquer d’indépendance ou de lumières, que par exemple les malades dans les hôpitaux, les indigens à l’assistance ou même les soldats en congé ne jouissent pas absolument de toute la liberté désirable pour émettre un vote indépendant. Tout ce qui a figure humaine leur paraît capable de