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d’être bien gouverné, si l’on n’accorde pas au peuple le droit de choisir ceux qui le gouvernent ? Si d’ailleurs la fonction électorale est un privilège que la société confère aux plus dignes, qui donc a le droit de représenter la volonté sociale dans l’exercice de cette prérogative souveraine ? Sur quel principe supérieur s’appuiera l’autorité d’où découleront tous les pouvoirs ? Si c’est la capacité qui est le principe du droit, qui donc alors se fera le juge de cette capacité même ? Faut-il en croire la multitude, qui réclame à grands cris le droit de suffrage, ou le petit nombre, qui prétend s’en réserver uniquement la possession ? Si enfin les classes éclairées qui ont en main le pouvoir sont maîtresses de le partager ou de le garder pour elles, s’il leur est permis de le refuser indéfiniment aux classes populaires, ce n’est donc plus une fonction temporaire, c’est un droit permanent dont elles sont revêtues. Ce droit, d’où leur vient-il, et qui le leur a donné ? Est-ce un monarque, est-ce une aristocratie, est-ce la conquête, est-ce la guerre civile ? Ce que nous appelons du nom de droit n’est plus qu’un fait ancien consacré par l’usage et maintenu par la force brutale. Or ce fait lui-même ne peut nous paraître légitime que si nous le rattachons à l’idée du droit. On voit qu’il y a là un cercle vicieux, un labyrinthe dont nous ne pourrions jamais sortir, si nous ne tenions à la main ce fil d’Ariane, l’idée du suffrage populaire considéré comme un droit.

Il faut l’affirmer, au risque de blesser certains libéraux sincères, mais illogiques dans leurs croyances, le droit de suffrage est un droit positif, ni plus ni moins que le droit de propriété, le droit de la puissance paternelle, ou le droit de publier son opinion. Non-seulement c’est un droit positif, c’est encore un droit naturel, que les lois ont pu reconnaître, mais qu’elles ne purent jamais inventer. Nous ne voulons pas dire par là que le droit d’élire nos représentans ait existé historiquement avant qu’il y eût des assemblées représentatives, pas plus que le droit de propriété n’existait lui-même avant que l’homme n’eût pris possession de la terre : si naturels et si incontestables que soient les droits sur lesquels la société repose, ils n’ont pu se passer des faits matériels qui leur ont donné l’occasion de se produire. Nous ne voulons pas dire non plus que le droit de voter soit une de ces libertés absolues et primordiales, comme la liberté de penser ou comme le droit d’aller et de venir, qui s’exercent naturellement d’elles-mêmes, et dont l’usage est inviolable, parce qu’elles existent dès l’état de nature, et qu’elles ont leurs racines dans la conscience de chacun. Par cela même que le droit de suffrage ne se développe qu’à la faveur d’une organisation politique savante, il doit être soumis à certaines règles et à