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que dans les habitudes de soumission et d’inertie passive qu’il encourage chez ceux qui le servent. De même la liberté dépend encore moins des institutions qui régissent les peuples que des mœurs, des caractères et de l’esprit public. Aux États-Unis, par exemple, avec des institutions imparfaites, une population toujours mouvante et des traditions mal fixées, que de prodiges n’a pas enfantés la seule vertu du gouvernement populaire ! En France au contraire, que de fois n’avons-nous pas fait l’expérience du peu que valent les droits écrits quand la nation tout entière n’est pas prête à se lever pour les défendre ! La loi qui, sous l’empire d’une opinion publique libérale, entre les mains de juges éclairés et honnêtes, semblait inoffensive ou même favorable à la liberté, devient tout à coup l’instrument du despotisme quand le despotisme triomphe, et qu’il remet la justice à des mains tyranniques ou serviles. Ce qui, importe à la grandeur et à la prospérité des peuples, ce n’est pas tant d’inscrire de belles maximes au frontispice de leurs constitutions que de former de vrais hommes libres, des citoyens énergiques, capables de prendre en main leurs affaires et de veiller avec un soin jaloux à la conservation de leurs libertés.

Voilà pourquoi il est salutaire d’associer au gouvernement, sinon toujours la nation tout entière, du moins la plus grande partie possible de la nation. À ces raisons d’utilité viennent se joindre aussi des raisons de justice. Les classes populaires ont le droit d’exiger qu’on leur accorde une part équitable du pouvoir politique. S’il faut leur donner le suffrage, ce n’est pas seulement parce qu’il est mauvais qu’elles soient en dehors des affaires publiques, c’est surtout parce qu’il est juste qu’elles fassent sentir leur influence dans les conseils du pays.

Les adversaires de la démocratie ne veulent jamais reconnaître que le pouvoir électoral puisse être l’objet d’un droit naturel. C’est, disent-ils, un privilège, une fonction que la société confère aux plus dignes, un devoir important qu’elle leur impose, et dont ils portent la responsabilité devant le pays. A leurs yeux, il n’y a de droits réels que ceux qui intéressent la vie, la liberté, la propriété de chacun, et le mécanisme représentatif n’est qu’un moyen ingénieux d’en assurer la jouissance ; le peuple n’a rien de plus à réclamer que le libre exercice de ses droits privés. Pour tout dire en un mot, on lui refuse le droit de se gouverner lui-même, mais on lui concède en revanche celui d’être bien gouverné.

Est-il besoin de faire ressortir tout ce que cette distinction subtile renferme d’équivoque et de contradiction ? On a vraiment peine à croire que tant de bons ou éminens esprits puissent se reposer sur la foi d’une théorie aussi fragile. Que devient en effet le droit