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éveille les désirs sans avoir le moyen de les satisfaire. Ils ne croient pas qu’un système politique soit une œuvre d’art qu’il faille admirer pour sa symétrie ou pour sa beauté ; ils croient que c’est un ouvrage d’utilité publique qui doit s’estimer par ses produits. Telle est pour eux la pierre de touche. Aux yeux des tories comme aux yeux des whigs, aux yeux des radicaux comme aux yeux des conservateurs, le meilleur des gouvernemens n’est pas celui qui répond le mieux à certaines théories aristocratiques ou démocratiques ; c’est celui qui garantit le mieux le respect des droits privés et des libertés publiques, celui qui favorise le plus le progrès du bien-être et des lumières. Là-dessus tous les partis sont d’accord, ils ne diffèrent que sur les moyens. Si les conservateurs anglais s’attachent avec ardeur au maintien des anciennes formes de leurs institutions représentatives, c’est qu’ils y voient le solide rempart de leurs libertés. Si les démocrates eux-mêmes recommandent à leur pays la forme du gouvernement démocratique, c’est parce qu’elle leur paraît être (et ce sont les propres paroles de M. Stuart Mill) « la forme de gouvernement pratiquement la meilleure. » Ils tiennent moins à la souveraineté du peuple qu’à sa liberté et à son bonheur, que du reste ils ne séparent point de la justice et de la raison, ou plutôt ils ne vantent cette souveraineté même que comme la seule expression de la justice et comme la condition nécessaire de la liberté. Oserons-nous le dire enfin ? ces démocrates anglais ne sont après tout que des doctrinaires d’une espèce nouvelle. Ce nom, qui a soulevé chez nous tant de querelles et qui répugne si fort à la démocratie française, pourrait s’appliquer aujourd’hui aux hommes qui tiennent en Angleterre le drapeau de l’égalité.

Tel est le caractère commun des travaux importans qui se sont publiés depuis quelques années sur le droit de suffrage. Aucun de ces travaux n’arrive isolément à une solution satisfaisante de cette question si rebattue et toujours si obscure, aucun surtout ne réussit à combiner un système dont l’organisation pratique soit en parfaite harmonie avec les principes qui le dirigent ; mais quand on les prend tous ensemble et qu’on les enveloppe d’un même coup d’œil, on s’aperçoit qu’ils répandent sur ce difficile problème une lumière plus nette et plus vive que tous les sophismes vulgaires dont nous nous sommes payés depuis vingt ans. C’est dans leur compagnie que nous allons parcourir la route un peu plate et un peu aride où nous sommes forcés de nous engager.