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hommes, et qu’il faut avoir perdu l’esprit pour essayer d’en changer le cours. Après nous être longtemps figuré que la raison était toute-puissante sur les choses humaines, et que, pour transformer la société française, il suffirait de changer le texte des lois, nous avons pris l’habitude de regarder les affaires de notre pays comme un spectacle étranger où nous ne pouvons jouer aucun rôle, et où nous devons bien nous garder de paraître. Nos institutions, considérées trop souvent comme des mécanismes que nous pouvions à volonté réformer ou détruire, passent à présent pour l’application des lois providentielles et pour l’expression naturelle de notre génie national. On conçoit ce que cette opinion a de commode dans un pays où l’obéissance est devenue le plus saint des devoirs, et la patience la première des vertus. Elle enseigne la résignation à ceux que le joug blesse encore ; elle encourage dans leur indifférence ceux qui s’y sont accoutumés. Le pouvoir même doit applaudir à une doctrine qui le divinise et qui représente ses caprices comme les décrets éternels de la Providence ; mais elle ne peut convenir à un peuple qui se gouverne lui-même, qui, comme le peuple d’Angleterre, a toujours eu, depuis qu’il existe, la prétention vraie ou fausse, l’orgueilleuse illusion, si l’on veut, d’être le seul instrument de sa destinée. S’il est vrai que les Anglais s’abusent, si le libre arbitre dont ils croient jouir n’est au fond qu’une vaine apparence, c’est du moins par leurs propres mains que leur destinée s’accomplit. Ils ne peuvent ni s’endormir dans l’inutile regret du passé, ni ériger en système là lâche imprévoyance de l’avenir. Chacune de leurs théories sociales est en même temps un acte politique. Il ne leur suffit pas de s’abandonner à des rêveries vagues et d’énoncer des vérités générales sans pourvoir aux difficultés et aux détails de l’application. Leurs systèmes ne sont pas des abstractions nues qu’ils lancent au hasard dans le champ des controverses sans même songer à les mettre en œuvre. Les penseurs les plus aventureux de l’Angleterre n’hésitent pas à dresser le plan de leur utopie avec toute l’exactitude d’un architecte ou d’un ingénieur ; leur hardiesse spéculative tient justement aux exigences de leur bon sens positif. C’est parce qu’ils ont le dédain des théories pures qu’ils éprouvent le besoin de donner à tous leurs aperçus cette précision scrupuleuse qui en fait mieux ressortir les avantages pu les défauts.

Quand les Anglais veulent juger une idée nouvelle, la première et la plus importante question qu’ils s’adressent est non pas de savoir si elle est en règle avec certaines doctrines abstraites, mais how it works, c’est-à-dire comment elle marche, et quels en seront les résultats positifs. Ils n’ont aucun goût pour cette métaphysique téméraire qui s’élance au hasard sans savoir où elle s’arrêtera, et qui