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en se retirant modestement de l’arène lorsque l’administration dans sa sagesse leur avait enlevé ses faveurs ? N’avons-nous pas vu, il y a peu de temps, un candidat vertueux déclarer à ses électeurs qu’il sacrifiait son ambition personnelle « à sa déférence pour le principe d’autorité ? » Ce sont des choses qui ne se voient qu’en France, et qui doivent nous inspirer une sécurité profonde en même temps qu’un légitime orgueil. Tant que cette vertu républicaine n’aura point péri parmi nous, rien ne sera impossible au gouvernement de la France, et il pourra continuer sans péril son ingénieuse expérience sur le tempérament de notre pays.

Voilà ce que nous répète le chœur harmonieux des voix officielles, et ce que la France à son tour essaie de se dire pour se rassurer. La France en effet ne demande qu’à rester confiante. Comme ces âmes incertaines que tourmente le besoin de croire, et qui emploient les moyens recommandés par Pascal pour retenir leur foi fugitive, la France aime à repousser par des pratiques de dévotion machinale les doutes involontaires qui viennent quelquefois l’assaillir. Elle fait un peu comme ces personnes braves qui chantent pour se donner du courage en marchant dans l’obscurité. Moins satisfaite du présent qu’alarmée sur l’avenir, tous les changemens l’épouvantent, et elle refuse de les prévoir pour n’avoir pas à s’en inquiéter. On ne sait pas où l’on va, et personne n’ose éclairer la voie. Il ne faut pas chercher d’autre cause à la stérilité humiliante qui afflige aujourd’hui l’esprit français. Quand une nation ne souffre pas qu’on lui parle de son avenir, quand elle aime à se laisser enfermer dans des murailles bien closes et à borner sa vue à l’étroit horizon de chaque jour, il n’est pas étonnant que la flamme de la pensée vienne à languir et à s’éteindre dans l’air étouffé de cette prison. Les rares écrivains qui protestent encore contre la torpeur universelle en subissent malgré eux la contagion. Leur éloquence est toujours aussi grande, elle emprunte même au sentiment de leur isolement et de leur faiblesse quelque chose de plus sincère, de plus noble et de plus touchant ; mais la vie s’est comme retirée de leurs œuvres en même temps que la liberté se retirait des affaires publiques. A travers leurs regrets et leurs aspirations généreuses, on entrevoit une espèce de fatalisme découragé, un stoïcisme à la fois sans défaillances et sans illusions. Ils écrivent plutôt pour éclairer les souvenirs du temps passé que pour exercer une influence sérieuse sur le présent ou sur l’avenir.

Ce sentiment malsain de notre impuissance a d’ailleurs donné naissance à une théorie fort ingénieuse, et qui fournit une excuse commode à notre insouciance politique. Nous nous plaisons à professer que les destinées des nations échappent à la volonté des