Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/615

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

destinées ; sa liberté est ce qui la préserve de ces révolutions prématurées et soudaines que nous avons le tort d’imputer en France aux agitations de la vie publique. S’il ne s’élève pas en Angleterre de ces factions menaçantes dont la secrète espérance est de renverser par la force le gouvernement qui leur déplaît, c’est qu’il n’y a pas non plus en Angleterre une seule doctrine politique dont il soit interdit de souhaiter le triomphe, une seule opinion qu’il ne soit permis de soutenir et de prôner ouvertement ; c’est que les lois ne condamnent aucun moyen de propagande, aucune forme d’opposition régulière et pacifique ; c’est que les diverses opinions, libres de se combattre à ciel ouvert sous la protection du droit public, se garderaient bien d’abandonner ces voies légales où elles marchent si librement pour se frayer des voies souterraines qui seraient à la fois moins honorables et moins sûres. Voilà pourquoi la dernière réforme a été si lente à s’accomplir. Sans parler ni des longs débats qu’elle a soulevés dans le parlement, ni des imposantes manifestations populaires qui ont fini par en décider le succès, il y a longtemps qu’elle préoccupe cette classe de penseurs et d’esprits sérieux qui, sans être des hommes d’état, apportent quelquefois dans l’étude de certaines questions particulières une sagacité et une profondeur assez rares chez les hommes politiques de profession. Tandis que les tribuns populaires haranguaient sur les places publiques, et que le parlement, indécis, applaudissait tour à tour les adversaires et les partisans de la réforme, ces savans, ces philosophes, retirés au fond de leur cabinet, travaillaient à éclaircir les vrais principes de la justice électorale, et à frayer la voie pour les réformistes de l’avenir. Si leurs travaux n’ont eu qu’une médiocre influence sur les dispositions de la dernière loi, ils n’en ont pas moins mis en relief des vérités qu’il nous importe de connaître, et qui feront certainement leur chemin.

Il ne faut pas s’imaginer que l’excès du bon sens pratique étouffe chez les Anglais le génie spéculatif. Autant ils apportent de circonspection et de prudence dans les questions législatives, autant ils sont dogmatiques et intrépides dans le domaine de la pensée pure. Notre littérature politique moderne n’a rien à comparer ni aux ingénieux traités de M. Stuart Mill sur le gouvernement représentatif, ni aux solides travaux de M. Hare sur la représentation des minorités, ni à l’impartiale exposition de principes du professeur Lorimer sur le droit de suffrage. A voir la timidité singulière avec laquelle nous abordons les questions qui nous ont passionnés jadis, il semble que nous ayons perdu jusqu’à cette activité intellectuelle qui faisait la gloire de l’esprit français. Tandis que chez nous les vérités les plus élémentaires sont remises en question tous les jours,