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attaquent en tête et en flanc l’ennemi, échelonné dans l’étroit sentier suspendu sur le torrent de l’Angrogna, et font rouler sur lui des rochers ; la tête, refoulée, revient dans le sentier, où les fuyards, cherchant à se devancer l’un l’autre, se précipitent eux-mêmes dans le torrent profond. Ici encore la tradition côtoie l’histoire. Elle raconte qu’un autre géant, nommé Sacchetto, de Polonghera en Piémont, aussi animé que le premier et aussi blasphémateur de la foi vaudoise, tomba dans les flots de l’Angrogna, où son cadavre fut retrouvé dans un gouffre qui porte encore aujourd’hui le nom de trou de Sacchetto, en patois vaudois tompi Sacchett.

Malgré cet échec ; les tentatives se renouvelèrent pour emporter le Prà del Tor, et les bandes de la foi tournoyèrent encore pendant une année autour de cette forteresse, qui ne devait être prise que deux siècles plus tard par les efforts réunis de Louis XIV et de Victor-Amédée II. Le jeune duc de Savoie, Charles II, sorti de la tutelle de la régente que les écrivains vaudois appellent la Violente de France, revenu à l’humeur débonnaire de sa race, mit fin à cette croisade en 1489. L’esprit de ce prince n’était pas dégagé des préjugés grossiers de son époque au sujet de la population dissidente : il croyait aux fables débitées par le peuple et les moines pour la rendre odieuse, et, avant de lui accorder paix et pardon, il voulut s’assurer par lui-même que les enfans vaudois n’étaient pas de jeunes cyclopes avec un œil au milieu du front et quatre rangées de dents noires. On lui en amena douze à Pignerol, choisis parmi les plus beaux et les mieux faits. Son regard s’arrêta curieusement sur ces enfans, faits comme les autres, qui lui débitaient un compliment, et après l’examen il se tourna vivement vers l’évêque de Turin en lui témoignant son indignation de ce qu’on l’avait trompé. Depuis la paix de 1489 jusqu’à la réformation, les vaudois sujets de la maison de Savoie n’ont plus été persécutés ; mais ceux du marquisat de Saluces et du versant français furent encore en butte aux entreprises de l’inquisition et à des croisades partielles. La région vaudoise du marquisat comprenait alors les trois vallées de Paesana, de Cruzolo et d’Onzino, creusées sur le flanc du Viso. L’esprit sectaire s’y était retranché aussi anciennement que dans les vallées latérales du Pellice, de l’Angrogna et du Chisone, car une branche de la protestation du moyen âge, que Raineri appelle bagnolensis, a tiré son nom de la petite ville de Bagnolo, qui est assise au débouché des trois vallées. En 1510, Marguerite de Foix, gouvernante du marquisat, fit attaquer les trois vallées, et détruisit le premier temple vaudois dont il soit fait mention dans les annales de la secte. Jusque-là elle n’avait pu adorer que dans le grand temple de la nature, sur les hauts lieux, en face des œuvres merveilleuses de la création « qui