Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/604

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pays à l’orient de Cavaillon était inculte. Les nouveau-venus le firent refleurir par leur activité, « et la bénédiction de Dieu reposa sur leurs travaux, » dit un auteur vaudois. La colonie se remplit non-seulement des émigrans de la région supérieure, mais encore d’une partie des colons de la Calabre, qui revinrent au pays d’où leurs pères avaient été chassés par la persécution. Ils y fondèrent les bourgades de Mérindol, Cabrières et Lourmarin, qui furent détruites en 1545 par le fameux baron Ménier d’Oppède. Cette destruction rappelle les événemens les plus sinistres de la croisade albigeoise. Comme à la prise de Béziers, on entendit de nouveau le cri du fanatisme : tuez-les tous ! — Cinq mille personnes périrent dans cette affreuse boucherie de gens désarmés et inoffensifs ; mais des actes semblables ne pouvaient plus se commettre au XVIe siècle comme au XIIIe sans soulever la réprobation publique. En apprenant ce massacre, le vénérable chancelier de l’Hôpital poussa un cri d’horreur qui retentit encore au fond de la conscience moderne. Dans une épître à son ami François Oliviers[1], il appelle sur la tête de l’exécuteur les malédictions de la postérité ; la postérité a ratifié la sentence.

Les colonies de la Calabre eurent une fin aussi atroce, mais beaucoup moins connue. Elle n’a été mise en lumière que tout récemment par la publication de trois lettres d’un témoin oculaire, découvertes dans les archives des Médicis à Florence. Elles ne portent pas de nom d’auteur ; mais on peut conclure du récit d’un écrivain napolitain[2] que ce fut un certain Antonio Anania, chapelain de la maison Spinelli di Fuscaldo, écrivant au cardinal Ghisleri pour lui rendre compte des événemens à mesure qu’ils s’accomplissaient. Le cardinal Ghisleri fut grand-inquisiteur avant d’être pape sous le nom de Pie V, et c’est lui qui organisa avec Catherine de Médicis le massacre de la Saint-Barthélémy. Averti par son correspondant de l’existence d’une population dissidente dans la Calabre, il fit prêcher la croisade avec les indulgences accoutumées. Le marquis calabrais Bucianico se mit à la tête des bandes de la foi, et entra sans résistance à la Guardia dei Lombardi, centre de la colonie vaudoise, le 5 juin 1561. C’est à cette date que commence le récit du témoin oculaire. Tous les habitans sont saisis les uns dans leurs maisons, les autres pendant qu’ils travaillaient paisiblement aux champs. On conduit 1,400 prisonniers à Montaut, pendant que le feu consume toutes les maisons de la Guardia et que les soldats détruisent les vignes et les arbres. Les prisonniers sont suivis de l’inquisiteur frà Valerio, et en les voyant passer le

  1. De Causa Merindolii, ad Fr. Olivarium.
  2. Calabria illustrata, Naples 1691.