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il soupçonne qu’on le tuera ; il se jette au plus épais de l’hérésie, dans le château de Fanjeaux, où se tenait la réunion des parfaits, et il va les provoquer et les troubler jusqu’au milieu de leur rite du consolamentum. Il ne trouva pas ce qu’il cherchait : aucun bras ne se leva sur lui, et la liberté qu’il maudissait tut la sauvegarde de sa vie. Les assassinats religieux, devenus depuis si fréquens dans le midi de la France, y furent inconnus avant la croisade : la liberté avait calmé l’ardeur du sang méridional.

Un succès partiel, quelques sectaires ramenés par la persuasion, ce n’était rien pour une église qui n’a jamais admis la légitimité d’une dissidence quelconque. Un seul sectaire laissé libre eût été un démenti donné à son principe fondamental, qu’en dehors d’elle il n’y a point de salut. On n’a pas assez réfléchi à l’idéal effrayant qu’ont poursuivi les papes : c’est l’unité absolue, une abstraction métaphysique entrant de force dans le domaine des choses nécessairement mobiles et variables, l’unité de Dieu se réalisant par l’unité de foi, l’unité de foi par l’unité d’église, et l’église une absorbée dans un chef qui résume en lui tous les pouvoirs divins et humains, toutes les forces de la société religieuse et de la société politique. Ce fut Innocent III qui se rapprocha le plus de cet idéal. Il mit à le poursuivre les ressources immenses d’un génie incomparable, l’enthousiasme d’un croyant, le fanatisme d’un inquisiteur. Tout ce qui faisait obstacle à l’unité dans l’église et à l’absorption de l’état par l’église fut brisé et renversé par cet homme extraordinaire. Rois, empereurs et peuples furent réduits au rôle de serviteurs de l’église et de la foi, et c’est au moment même où il vient de faire courber devant la tiare les plus hautes couronnes de l’Europe, — Philippe-Auguste, le roi Jean d’Angleterre et l’empereur Frédéric, — que se produit dans le midi de la France la rupture de l’unité rêvée ! Si nous avons insisté sur ses efforts pacifiques tentés pour réduire l’hérésie, c’est pour montrer combien il y avait en cet homme étonnant de confiance dans ce qu’il croyait être la vérité, Sa patience était à bout. A la place des légats missionnaires, il en envoie d’autres qui reprennent l’appareil de la puissance et parlent sur un autre ton. L’abbé Guy de Vaux-Cernay, général des cisterciens, arrive dans le midi avec les moines de son ordre. Ce sont les prédicateurs ordinaires de la croisade, et leur arrivée seule indique assez ce qui va suivre. Ils veulent cependant agir encore par la discussion sur le mouvement sectaire. Ils se répandent dans les villes et les châteaux, refusant les colloques, prêchant dans les églises et sur les places publiques ; mais on ne les écoute pas, et ces voix puissantes qui ont plusieurs fois ébranlé l’Occident, entraîné les rois et les peuples dans la croisade contre l’islamisme, cette parole à laquelle nulle puissance n’a osé résister, frappent ici