Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/582

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

réalisant l’idéal de perfection qui était dans la pensée de tous, et cela en face d’une église déchue qui présentait alors un spectacle tout contraire. Il faut se rendre compte de ce contraste pour comprendre la puissance des sectes errantes devant la grande organisation romaine. — Ici une déchéance morale sans exemple que les écrivains amis avouent en rougissant, des évêques entretenant des bandes de routiers pour percevoir les dîmes et rançonner leurs ouailles, des prélats allant en guerre, menant la vie violente et dissolue des grands seigneurs, chasseurs et viveurs intrépides, dit un troubadour, « aimant les femmes blanches, le vin rouge et les beaux habits ; » un clergé inférieur dégradé par sa dépendance du seigneur laïque, qui s’était arrogé le droit de nomination aux cures et aux bénéfices sur ses domaines, — un clergé inférieur ignorant, sachant à peine lire son bréviaire, et tombé si bas dans l’opinion que le peuple disait en langue vulgaire, quand il voulait témoigner son éloignement pour quelqu’un de méprisable : Ameriou miou esser capelan, j’aimerais mieux être prêtre ! Contre cet abaissement, les saints hommes de l’église cherchent à réagir. Saint Bernard parcourt le midi à plusieurs reprises, combattant les sectaires et reprochant aux clercs leurs mauvaises mœurs en termes que nous ne saurions reproduire. Ce qui rendait cette situation plus dangereuse dans le midi que partout ailleurs, c’est qu’elle se produisait au milieu d’une civilisation hâtive, à côté d’une littérature déjà formée, railleuse, sarcastique et légère, qui déversait le ridicule et la satire sur les plaies béantes de la société religieuse. Les troubadours du XIIe siècle sont les dignes ancêtres des humanistes du XVIe et des littérateurs-philosophes du XVIIIe. Dans leurs canzones satiriques, l’église est plus malmenée que dans les écrits des dissidens religieux. « Ah ! faux clergé, s’écrie le troubadour marseillais Bertrand Carbonnel, mensonger, traître, parjure, larron, débauché, mécréant, tu fais tous les jours tant de mal que tu as mis tout le monde dans l’erreur. Jamais saint Pierre n’eut capital d’argent en France, jamais il n’eut bureau d’usure. Il tint au contraire droite la balance de loyauté. Vous ne faites pas de même, vous qui pour de l’argent prononcez des interdictions, pour de l’argent absolvez, pour de l’argent condamnez, et auprès de vous nul sans argent ne trouve de rémission. » Au lieu de répondre à ces mordantes surventes par la réforme des mœurs, le clergé accusait à tout propos ses ennemis de tendances hérétiques ; mais cette accusation restait sans force sur des esprits à moitié détachés de l’orthodoxie, et un troubadour indigné y répondit par la comédie sanglante intitulée l’Hérésie des prêtres, qui fut jouée aux applaudissemens des princes et des barons de la langue d’oc.