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soupçonner qu’elle a été adoptée à Vienne par suite d’influences inavouables agissant dans l’ombre. Dans le cas, par exemple, d’un armement extraordinaire que réclamerait la sécurité de l’empire, l’élan national ne serait-il pas tout autrement général, si cette prise d’armes était décidée à Pesth et à Vienne, après de brillans débats et de chaleureux appels au patriotisme, que si elle était votée en silence par les délégations, toujours suspectées et bientôt impopulaires ? Qu’on se rappelle comment l’Autriche fut sauvée en 1741, qu’on se retrace la séance de la diète de Presbourg du 11 septembre, Marie-Thérèse en deuil, portant son nouveau-né dans ses bras, réclamant le secours de la Hongrie parce qu’elle est abandonnée de tous, et ces députés, la veille encore si hostiles à « l’Autrichienne, » vaincus en cet instant par sa parole, transportés d’enthousiasme, pleurant, tirant leur sabre et se précipitant aux pieds de la reine en répétant le cri fameux : moriamur pro rege nostro ; qu’on songe à ce jour mémorable, et qu’on se demande après si avec le système des délégations une scène pareille pourrait se reproduire et l’empire échapper à la ruine de la même façon. Le but de ceux qui ont voulu faire décider « les affaires communes » par un vote commun a été de consolider l’unité de l’état en obligeant la Hongrie à se lever pour la défense des autres parties de l’empire ; mais, qu’on se le persuade bien, et l’histoire le démontre, ce n’est pas en liant la Hongrie par un vote muet, dans un conciliabule silencieux, qu’on pourra compter sur elle. C’est, comme l’a fait Marie-Thérèse, en faisant appel directement, ouvertement, éloquemment à sa loyauté, à sa générosité, à son patriotisme ardent et éclairé.

Concluons. Le dualisme ne donne à l’Autriche qu’une base peu solide ; seulement il était impossible, dans les circonstances données, d’en faire agréer aucune autre. L’Ausgleich, loin de diminuer les vices du dualisme, les aggrave ; malheureusement les prétentions opposées des deux parties contractantes ont empêché qu’on adoptât un mode de transaction plus rationnel. Sous tous les rapports, l’union personnelle serait préférable au système des délégations. Ce qui vaudrait bien mieux encore, ce serait une union fédérale comme celle de la Suisse ou de la confédération du nord de l’Allemagne, qui, assurant l’unité dans les choses indispensables à l’existence de l’état, laisserait à toutes les nationalités la pleine liberté d’un développement autonome. Nous aurons à expliquer pourquoi les résistances de la Hongrie ont toujours fait échouer cette solution, qui seule peut donner à l’Autriche une assiette solide, parce que, seule, elle satisferait toutes les races en respectant leurs droits et en favorisant leurs intérêts.


EMILE DE LAVELEYE.