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ministère il y a accord, ou du moins parce que de part et d’autre on comprend qu’il est indispensable de se faire des concessions ; mais en serait-il de même si l’opposition arrivait au pouvoir soit à Pesth, soit à Vienne, ou s’il se produisait un différend sérieux entre les deux assemblées ? Il faut qu’une constitution puisse résister à de pareilles épreuves, car c’est pour y parer qu’on l’adopte. Si l’entente devait être perpétuelle, on pourrait s’en passer. Or ce n’est pas sans inquiétude qu’on se demande comment fonctionnerait le mécanisme étrange créé par l’Ausgleich au milieu d’une lutte ardente des partis.

La situation du ministère central est des plus singulières. Il plane sur le pays tout entier ; il en est la plus haute représentation ; il traite en son nom avec l’Europe, et pourtant ses prérogatives ne lui donnent aucune action réelle sur la marche des affaires intérieures. Au sein des délégations presque muettes, son éloquence ne parviendra guère à modifier des résolutions arrêtées d’avance, et il ne pourra exercer aucune influence directe sur les législatures, qui sauront bien imposer leur volonté aux délégués nommés par elles[1]. Je n’ignore pas que l’Ausgleich exclut le mandat impératif ; mais c’est une précaution vaine, elle a toujours été éludée : pour s’en convaincre, on n’a qu’à voir ce qui se passe aux États-Unis. Si les délégués votaient contrairement aux vœux de la diète qui les a choisis, on les appellerait traîtres ou vendus, et au bout de l’année on ne les réélirait plus. Le chancelier de l’empire-royaume sera donc comme paralysé, faute de rapports avec les assemblées, où sera toujours le foyer de la vie politique, et où se décideront en réalité les destinées de l’état[2].

  1. Dans le choix de leurs délégués, les Hongrois, que l’on accuse souvent d’être exagérés en tout, ont montré au contraire un grand esprit de modération et d’équité. La diète de Pesth a voulu que les différens partis qui la divisent fussent représentés autant que possible en proportion de leur force relative. Les membres de la gauche ont songé un moment à refuser le mandat, parce qu’ils désapprouvaient le système des délégations ; mais comme leur décision aurait impliqué une opposition factieuse, n’ayant d’autre issue qu’un appel à la révolution, ils se sont décidés à se rendre au sein de la délégation, se réservant, bien entendu, de faire triompher leurs idées par tous les moyens constitutionnels. La majorité et la minorité ont donc fait prouve toutes deux de sens politique et de vrai patriotisme ; mais si une question très grave était posée, la majorité serait obligée de choisir les délégués uniquement dans son sein, sous peine devoir peut-être la minorité de la délégation transleithanienne voter avec la majorité de la Cisleithanie, et imposer ainsi à la Hongrie une décision qu’elle ne consentirait pas à ratifier. Toute concession à la minorité serait dans ce cas bien plus nuisible qu’utile.
  2. En fait d’administration, agir directement ou agir indirectement sur les affaires sont deux choses très différentes. M. Guizot raconte dans ses mémoires qu’il accepta le portefeuille de l’instruction publique, croyant exercer autant d’influence que s’il avait été ministre de l’intérieur. Il s’aperçut bientôt de son erreur, et il en conclut que, pour diriger les affaires, il faut réellement les avoir dans sa main.