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était près de dépasser celui des légitimes. Pour que les diverses nationalités ne parvinssent point à s’entendre dans un commun besoin d’émancipation, on les tenait isolées ; on excitait leurs défiances, leurs haines réciproques, et au moyen des unes on opprimait les autres. L’unité apparente s’établissait. Au fond couvaient ces animosités de race qui ont éclaté depuis et qui font le désespoir des ministres d’aujourd’hui. L’Autriche, ainsi ramenée au moyen âge, privée de tout développement intellectuel, de tout éclat littéraire, perdait son prestige aux yeux de l’Allemagne et préparait sa propre déchéance. C’est la Chine de l’Europe, disait Börne, résumant en un mot le jugement de ses compatriotes. La puissance qui régnait à Vienne, ce n’était ni la bourgeoisie, exclue de toute participation aux affaires publiques, ni la noblesse, qui, ne pouvant remplir le rôle utile de l’aristocratie anglaise, son idéal, s’amusait, jouait et s’endettait, ni même l’empereur, qui remplissait avec la conscience d’un homme honnête et bon ses fonctions de monarque asiatique ; c’était la bureaucratie, ce pouvoir invisible qui, s’il n’est pas contrôlé par la libre expression de l’opinion publique, étouffe toute vie, toute spontanéité sous le niveau de plomb de la routine. Deux maximes résument la politique de ce que l’on a appelé le système. Comme cette politique est celle du moyen âge, ces maximes sont en latin : sinere res vadere ut vadunt, c’est-à-dire la haine du progrès, l’inertie préméditée, l’immobilisme voulu, et divide ut. imperes, comme solution de la question des nationalités. On ne peut assez détester le despotisme quand on songe que c’est lui qui, en retenant les peuples de l’Autriche dans l’ignorance et l’oppression, les a empêchés de s’élever à ce degré de lumière et de raison où ils verraient que leur intérêt est de s’unir et de s’entendre en se faisant des concessions réciproques. On vante parfois un bon despote ; c’est une funeste erreur. Pour les peuples devenus majeurs, le despotisme est toujours un mal. Il semble garantir l’ordre, la paix, et les intérêts alarmés le bénissent. Il ne fait que comprimer les tendances qu’on redoute, et en les refoulant il les aigrit, il en rend l’explosion ultérieure mille fois plus redoutable. Il déshabitue l’individu d’agir par lui-même, de compter sur les autres pour une action commune ; il le rend inerte, timide, prêt, au lendemain de la moindre secousse, à invoquer la protection de l’état, et il tue ainsi la force de résistance nécessaire