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préjugés et les antipathies de race dès qu’elle y touche, mais par le progrès naturel de la civilisation et par cette diffusion des lumières et cette communauté chaque jour plus intime des intérêts qui, dans toute l’Europe, portent même les nations les plus hostiles jadis à s’unir par des liens de plus en plus étroits. Malheureusement le prince de Metternich employa toutes les forces de l’état et toutes les adresses d’une politique très raffinée à enrayer le mouvement qu’il aurait dû favoriser. Il croyait que l’introduction des principes modernes, tels que la souveraineté du peuple, le régime parlementaire, la liberté de la presse, aurait pour effet inévitable d’amener la dissolution de l’empire, qui ne pouvait subsister que sur la base du pouvoir absolu. Cette conviction ne doit pas nous surprendre, car elle est encore partagée par beaucoup d’Autrichiens des plus dévoués à leur pays. Afin d’empêcher l’entrée des idées révolutionnaires, les frontières étaient gardées par un cordon sanitaire pour qui le livre et le journal étaient des fléaux pires que la peste ou le choléra[1]. Toutes les publications à l’intérieur étaient soumises à la double censure de l’église et de la police. La presse était considérée comme l’ennemi naturel de l’état, et, ne pouvant supprimer la perfide invention de Gutenberg, on s’efforçait de la rendre aussi inoffensive que possible. Les journaux, et il n’y en avait guère, rendus muets par la crainte de la prison et manquant par suite de lecteurs, ne renfermaient guère que les actes officiels et le récit des fêtes de la cour. Dans ce silence universel, nul lien entre les esprits, nulle communauté de sentimens, ne pouvaient s’établir. Personne ne pensait aux intérêts généraux, attendu que s’occuper de politique était un délit, même un crime de lèse-majesté. Chacun, renfermé dans le cercle de l’intérêt individuel, se livrait uniquement à la poursuite de la fortune ou du plaisir. Le pouvoir était débonnaire ; on vantait même les douceurs de ce régime patriarcal, et en effet, sauf pour les vertus civiques et les recherches de la science, il était d’une tolérance parfaite. Le vice élégant était très bien vu et même encouragé. La bourgeoisie et le peuple ne manquaient pas de suivre l’exemple : on ne s’amusait nulle part plus qu’à Vienne. Les voyageurs parlaient de cette nouvelle Cythère comme Bougainville de Tahiti[2], et le nombre des enfans naturels

  1. Ce qui se passe maintenant aux frontières françaises peut donner une idée de l’esprit qui animait alors les douaniers autrichiens. On est très indulgent pour tout ce qui est fabriqué, mais très sévère pour tout ce qui est imprimé : rien de ce qui est lettre moulée n’échappe à l’œil impitoyable des agens. La condamnation de M. Greppo par le tribunal de Lille en est un exemple récent presque invraisemblable. Son crime était d’avoir eu en main un journal étranger, nullement révolutionnaire, très bien fait, et que tout le monde lit en Belgique, l’Etoile belge.
  2. , Les contemporains vous racontent encore à l’oreille ce qui se passait aux bals des adamites que présidait Kutechera, le personnage le plus important de la cour, dans un costume qui dispense de toute description. Pour saisir la physionomie de cette époque, on peut lire l’Histoire du dix-neuvième siècle, par Gervinus, Studies in European politics, par M. Grant Duff, et un livre anonyme qui fit grande sensation quand il parut en 1846, OEsterreich und dessen Zukunft (l’Autriche et son avenir).