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contributions en retard, ruminant leur vieille haine contre les Allemands et aspirant à l’indépendance absolue ; en Galicie, lutte des Polonais et des Ruthènes, les premiers désirant de tous leurs vœux la résurrection de la Pologne, les seconds criant à l’oppression et appelant le secours des bandes moscovites ; en Bohême, Tchèques et Allemands aux prises à propos de tout, l’agitation nationale prête à dégénérer en une guerre de race et arborant hardiment le drapeau du panslavisme ; au centre, l’empereur animé des meilleures intentions, mais élevé dans des idées d’un autre âge, et complètement jeté hors de sa voie par les coups répétés que lui portent d’anciens alliés qui invoquent hautement les principes révolutionnaires ; un premier ministre étranger, protestant au sein d’une cour ultra-catholique, récemment échappé du naufrage de son pays, qu’il n’a pas su conduire à bon port, et encore tout meurtri des catastrophes de la veille ; l’armée elle-même, le dernier lien de ce faisceau d’états qui va se briser, l’armée sombre, humiliée, irritée des défaites subies malgré sa valeur, parce qu’on ne lui a pas fourni à temps les armes et les moyens de concentration qui lui eussent assuré la victoire ; puis le gouffre sans fond du déficit engloutissant le produit d’emprunts contractés chaque année ; la banqueroute imminente ; dans tout l’empire, pas un écu métallique en circulation, la monnaie de papier dépréciée d’un quart, l’industrie aux abois, les recettes des chemins de fer et le total des exportations diminuant sans cesse, les impôts déjà si exorbitans qu’une partie n’en rentre plus ; enfin partout la détresse, le mécontement, l’irritation ou le découragement, et entre tant de populations diverses rien de commun, sauf le désir de sortir d’un état qui les opprime, les ruine et les humilie ! Ce tableau n’a rien d’exagéré. A mesure que je passais d’une province dans une autre, il se déroulait devant moi avec ses mille détails, tous également affligeans. C’était comme un cauchemar. Il me semblait descendre dans ce cercle de l’enfer où Dante a dépeint la mêlée des désespérés dans leur nuit sans étoiles :

Quivi sospiri, pianti ed alti guai
Risonavan per l’aer senza stelle,
Diverse lingue, orribili favelle,
Parole di dolore, accenti d’ira
Voci alte e fioche e suon di man con elle.

Supposez qu’en France les anciennes provinces, — Bretagne, Flandre, Alsace, Franche-Comté, Provence, Languedoc, Guienne, — sortent de leurs tombeaux, sanglantes et mutilées, reprochant au pouvoir central les crimes ou les fautes de l’ancien régime depuis la croisade des albigeois jusqu’aux dragonnades, la violation de