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scientifiques une influence décisive chez tous les Hispano-Américains, et les grands souvenirs de la révolution ne les rendent que trop indulgens pour notre histoire contemporaine. Ils reconnaissent avec un sorte de piété filiale qu’ils doivent leur émancipation aux idées proclamées par les hommes de 89, et malgré toutes nos fautes politiques nous héritons en partie du sentiment de gratitude voué à nos ancêtres.

Par une bizarre vicissitude des choses, ce vieux peuple de France, qui vers la fin du siècle dernier affirmait les droits de l’homme avec tant de grandeur, est devancé de beaucoup dans la pratique de ces droits par les petits peuples de l’Amérique centrale que sa puissante voix a réveillés au-delà de l’océan. On peut dire, sans être injuste à leur égard. que ces races mêlées du Nouveau-Monde sont encore très inférieures à la nôtre par l’invention, la portée de l’esprit, la recherche des grands problèmes scientifiques et sociaux ; mais, beaucoup moins retardées que nous par la routine des siècles passés, il leur a été relativement facile d’entrer en jouissance de ces libertés qui devraient être le patrimoine commun des hommes. C’est là ce qui prête un charme tout particulier à ces sociétés naissantes : à côté des forêts inexplorées, des monts que nul pied humain n’a gravis, de toute une nature vierge offrant encore les beautés inviolées des premiers âges, vivent en groupes épars des populations qui se sont fait déjà le même idéal que les nations les plus civilisées, et qui savent y conformer leur vie politique. Certes nous comprenons bien la mélancolie avec laquelle M. Belly songe à cette heureuse terre où il a passé les jours les plus fortunés de son existence si remplie d’événemens. En achevant son livre, il reporte sa pensée vers la vallée de la Sapoa, que devait suivre son grand canal maritime ; il se revoit en rêve au milieu d’une famille gracieuse d’amis costa-ricains, sur une terrasse d’où il contemplait jadis avec ravissement les prairies en pente, le cours étincelant de la rivière, l’immense horizon des forêts, et dans le lointain la nappe bleue du Pacifique. C’est dans ce site charmant qu’il compte retrouver le calme de la vie, et, si quelque jour il voit enfin un bâtiment pionnier inaugurer entre les deux mers le détroit qu’il tenta vainement de percer, il se sentira consolé de son propre insuccès, et saluera de ses vœux la nouvelle ère ouverte pour le commerce et l’union fraternelle des peuples.


ELISEE RECLUS.