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Les guerres sanglantes qui ont désolé et qui désolent encore les deux Amériques n’ont point fait oublier l’atroce invasion de pillage et de meurtre commandée par le flibustier Walker. Missionnaire armé des principes de l’aristocratie esclavagiste du sud, le redoutable chef de bandes voulait commencer par la conquête du Nicaragua la fondation de ce « grand empire indien » où les planteurs américains espéraient trouver un jour l’inébranlable appui de leur puissance. En réalité, l’expédition de Walker était une guerre non avouée, mais d’autant plus honteuse, d’une partie des États-Unis contre les petits pays libres de l’Amérique centrale. En juin 1855, lorsque la lutte commença, la bande de Walker ne se composait que d’un faible nombre d’hommes, et prétendait simplement vouloir aider au triomphe du parti libéral dans le Nicaragua ; mais bientôt des renforts venus de l’Amérique du Nord mirent l’envahisseur à la tête d’une véritable armée. Les bateaux à vapeur de la compagnie américaine du transit ne cessaient de débarquer sur la plage de Granada des hommes et des munitions de guerre. A New-York, à la Nouvelle-Orléans, à San-Francisco, les agens recruteurs enrôlaient publiquement les soldats, et le gouvernement de Washington intervenait directement par ses agens diplomatiques et les commandans de ses flottes. Aussi Walker, fort de l’appui du parti qui dirigeait alors la politique des États-Unis, put-il se maintenir au Nicaragua pendant près de deux années ; il en vint même à se faire proclamer président, et ses premiers actes officiels furent de décréter le rétablissement de l’esclavage, cette institution sacrée, et de décider que les bienfaits de la traite des noirs allaient être rendus au pays ; on signifiait aux bonnes populations du Nicaragua qu’elles eussent désormais à se faire initier par la servitude à la civilisation supérieure des Anglo-Saxons. Enfin les petites républiques de l’Amérique centrale comprirent le danger qui les menaçait, et la lutte devint une guerre à mort. Trois mille hommes de milice costa-ricaine, commandés par le président Mora, descendirent de leur plateau, puis les contingens du Salvador et du Guatemala marchèrent à leur tour vers le territoire envahi : les bandes de flibustiers furent détruites ; mais, avant de capituler à Rivas, Walker eut la hideuse satisfaction de pouvoir incendier Granada, la capitale du Nicaragua, et d’y détruire toutes les richesses accumulées pendant trois siècles. Plus de douze mille envahisseurs, quinze mille peut-être, avaient péri en deux années de guerre, trente mille citoyens du Nicaragua avaient succombé, tués par les balles des carabines américaines ou bien emportés par le choléra qu’avaient produit la vie des camps, les horreurs des sièges et des champs de bataille : toute industrie avait disparu, l’agriculture elle-même semblait complètement