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l’avons vue. Que ne pouvait-elle être à l’Opéra, le décor, le spectacle aidant, et la musique ! Au fond, dans la nuit effroyable, apparaît le château royal, plein de lumières et de fanfares ; le canon des réjouissances publiques annonce l’orgie de Claudius ; sur le devant, l’épouvante mystérieuse ; dans le froid et la neige, Hamlet et le spectre vont se rencontrer ! En présence d’un pareil sujet, je n’ai pas besoin d’évoquer le nom de Meyerbeer, Verdi me suffit. C’est une question de plus ou de moins, et je défie un maître qui soit un maître de réussir à ne point faire de cela quelque chose ; mais s’en remettre au seul métier, au procédé, croire que violoncelle tout court, sans une idée, sans une phrase, signifie élégie, sanglot d’une âme errante et désolée, s’imaginer qu’une science telle quelle des sonorités vous autorise à toucher aux plus grandes situations du théâtre, n’avoir ni le sens du romantisme, ni l’instinct de la couleur, ni l’émotion, ni l’analyse, n’apporter en si vaste dessein, dont les plus forts se fussent effrayés, que sensiblerie et troubadourisme, faire avec Hamlet œuvre simple de partitionnaire, équivalente au Macbeth de Chélard pour l’interprétation poétique, en vérité c’est trop peu, non c’est trop ! Sweet nymph, come to my aid ! Ainsi l’auteur a dû s’écrier à bout de voie et d’efforts, et la nymphe bienfaisante est apparue. Ce tableau du quatrième acte, tout azur sur ce fond tout ennui, a pour un moment conjuré les désastres. On nageait en pleine féerie, une irradiation d’éblouissantes sonorités emplissait la salle. C’étaient des éclairs chromatiques, des scintillemens de notes à réveiller le printemps endormi, et tout de suite il a neigé des lilas sur la scène. À ce charme irrésistible d’une Nilsson, à cette incantation féminine, tout a cédé. La grisaille s’est éclairée d’aurores boréales, on eût dit un Breughel de Velours découvert tout à coup dans un in-folio de maculatures ; puis, sur cette adorable page, l’épais volume presque aussitôt s’est refermé, et la nocturne psalmodie a repris son train au milieu de l’indifférence d’une salle occupée à se vider. Et nous, récapitulant nos impressions, à peine remis, au grand air, de l’accablement de cette soirée, où tout a sombré fors l’âme immortelle de Shakspeare et l’étoile d’une cantatrice, nous nous rappelions en sortant ces vers du duc Orsino dans Twelftnight ; « S’il est vrai que la musique soit l’aliment de l’amour, jouez toujours, chantez sans cesse ! et surtout une fois encore, une fois, cet adagio mourant qui tout à l’heure s’exhalait à nos oreilles, suave et, doux comme le vent du sud, dont l’haleine caressante vole aux violettes leurs parfums pour nous les donner ! »


HENRI BLAZE DE BURY.