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instinctive fut dépravé par l’abus de la réflexion, de la gymnastique intellectuelle, le sens de l’action par les fantaisies chimériques ! » Hamlet est donc l’Allemagne, M. Gervinus nous l’assure ; je le veux bien, mais pourvu qu’on s’en tienne au thème et que les faiseurs de variations ne l’exploitent point contre nous. Déjà, chez. M. Gervinus, on sent la note aigre siffler ; patience, nous la retrouverons partout, et combien ingénieusement reproduite, renforcée ! Ces bons Allemands nous aiment tant, ils ont si bien tout oublié de Turenne au grand empereur ! « On a fort justement reconnu dans Hamlet le type du génie allemand, écrit M. Vischer, instrumentant à sa manière et corsant la phrase de M. Gervinus ; le Français et l’Anglais modernes se moquent de notre irrésolution, celui-là plus léger, plus mobile, celui-ci plus restreint, plus rudement organisé. Les deux railleurs soupçonnent vaguement quelque chose de profond, jusqu’où leur sonde ne plonge pas. Les nations ne sont pas des individus ; mais l’Hamlet en question, cet Hamlet qui est un peuple, a de quoi résister à la plaisanterie, et le temps viendra peut-être où nous pourrons dire : Rira bien qui rira le dernier ! Hamlet a montré en effet de vraies défaillances qui ont fait de lui la risée et le mépris des nations ; mais que la France-Laërte essaie de tourner contre nous la pointe de son épée empoisonnée, et l’on verra comment l’Allemagne-Hamlet saura parer au coup et surmonter le contre-coup ! » Et penser que pareilles choses s’imprimaient avant Sadowa ! Aujourd’hui, dans l’ivresse du succès, que n’écrit-on pas ! Laissons là ces jactances qui ne prouvent rien, car, s’il nous plaisait d’y répondre quand vous dites qu’Hamlet c’est l’Allemagne, nous pourrions tout aussi bien à notre tour incarner la France dans Fortinbras, — la valeur doublant l’idée, la main qui frappe à l’heure dite et la force intelligente qui conquiert et régénère.

Mais non, Hamlet n’est point l’Allemagne, pas plus que Laërte n’est la France. Hamlet, c’est l’homme moderne, et voilà ce qui fait de ce chef-d’œuvre de l’esprit humain le livre le plus lu, le plus étudié, le plus approfondi, le plus commenté depuis cent ans. Toutes ces dispositions morales si merveilleusement analysées sont plus ou moins les nôtres ; il a nos défauts, auxquels nous tenons et beaucoup ; nous nous imaginons avoir ses qualités, sa vertu. Nous nous voyons, nous nous sentons en lui. Quel amoureux n’a dit à sa maîtresse : Je vous aimais avant de vous connaître ? Nous retournons la phrase et nous disons au cher Hamlet, notre confident le plus intime, notre guide : « Avant de t’aimer, toi, je te connaissais ! » Ce poète d’il y a deux siècles agit sur nous comme un vivant, l’action qu’il se proposa sur ses contemporains, il l’exerce en plein sur notre époque. Le présent tout entier se reconnaît dans son miroir.