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reste. C’est même un des traits les plus curieux que cette domination momentanée du sujet, quel qu’il soit, qui le traverse. Il oublie sur la plate-forme le spectre de son père pour traiter la question de l’ivrognerie en Danemark, il donne aux comédiens des leçons d’esthétique tout à fait en dehors du projet spécial pour lequel il les a mandés ; parlant à Rosenkrantz et Guildenstern, qui cherchent à connaître la raison de sa mélancolie, il s’échappe en divagations sur les joies de ce monde et les nuages dont leur soleil s’obscurcit. Il flotte d’un sujet à l’autre, détend ses nerfs dans des monologues sans résultat, car la pensée n’est jamais pour lui la mâle et rude esquisse de l’action ; c’est une sorte d’arabesque du plus bel art. Rien de plus noble, de plus pur que son idéal. Seulement, au contact du monde et des hommes, son âme se trouble, s’indigne, nous l’avons vu, jusqu’à la cruauté. Je me le figure un instrument délicat exhalant au léger souffle de la brise les plus suaves mélodies, et qui dans la tempête se fausse et grince.

Il est un monde sur lequel Hamlet règne en maître, celui de l’esprit ; son imagination, sa verve, sa fantaisie, son audace, l’en font vraiment roi. Ce monde est sa réalité à lui, sa patrie ; dans l’autre, il n’est qu’un étranger qui chemine sans pouvoir jamais s’orienter, se faisant de son but un mirage. Dans un caractère qui sait réagir, de la sensation à la parole, de la parole à l’acte, il n’y a que la durée d’un éclair ; autre chose avec Hamlet : au lieu d’aller droit au mot où la sensation, comme en un pur cristal, se réfléchit et vibre, il se soustrait par les petits sentiers, masque son impression sous des sarcasmes, des énigmes ; les saillies bonnes ou mauvaises, les railleries, serpentent et s’enroulent autour de la ligne droite, que d’ailleurs, point très remarquable à travers tant de floraisons capricieuses, on ne perd jamais de vue. Ainsi Hamlet, retrouvant Horatio, lui demande : « Que faites-vous à Elseneur ? » et tout de suite, sans transition, il ajoute : « Nous vous apprendrons à boire sec avant votre départ ! » Apparente incohérence qui signifie tout simplement : « Que viens-tu chercher en ce pays, où, si ce n’est l’orgie abrutissante, tu ne trouveras rien ? » Mêmes soubresauts avec son oncle, avec sa mère. Qu’on se rappelle la façon dont il nargue Polonius quand celui-ci se risqué à l’espionner pendant sa lecture, et dans l’entretien avec Guildenstern l’admirable apologue de la flûte : « ce petit instrument, qui est plein de musique, vous ne pouvez le faire parler ; sangdieu ! croyez-vous dont qu’il soit plus aisé de jouer de moi que d’une flûte ? » Telle est la folie d’Hamlet, un feu roulant de traits d’esprit, une confusion voulue de force et de faiblesse. Simuler la vraie démence, Hamlet jamais ne l’aurait pu ; le fil de sa pensée se dérobé, oui, mais point ne casse. A travers les écarts de forme, les feintes