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un instrument d’espionnage. Hamlet se sent observé, il trouve Ophélie sur son chemin ; cela suffit pour expliquer sa dureté envers la frêle créature. Il n’a l’œil désormais que sur un point, le crime commis contre son père, et de ce point se répand je ne sais quelle souillure dont toute chose autour de lui est infectée. Des innocens qu’à tort et à travers il sacrifie, il n’en a cure, et cependant l’œuvre de vengeance n’avance pas. Celui qui néglige le fait capital a-t-il, en vertu de ce fait, le droit de briser tout ce qui se rencontre ? Il tue Polonius, passe encore, puisqu’on le tuant il croyait frapper le roi. « Les cieux ont voulu nous punir tous les deux, lui par moi, moi par lui, en me forçant d’être leur ministre et leur fléau. » Même oraison funèbre, sèche, ironique, impitoyable pour Rosenkrantz et Guildenstern, ses camarades d’université, qu’il envoie à la mort, se contentant de répondre au brave et compatissant Horatio : « Eh ! mon cher, qu’y puis-je ? Ils l’ont voulu, pourquoi se sont-ils immiscés dans nos affaires ? Il en coûte aux natures inférieures de se venir planter entre les épées irritées d’adversaires puissans ! » Je trouve la même pensée dans Roméo, et je la note comme devant être une de celles qui formaient le bréviaire pratique du philosophe Shakspeare. Hamlet rudoie Ophélie, la crible de quolibets, l’envoie au couvent, la brise : « Oh ! moi des femmes la plus accablée et la plus misérable, qui suçai le doux miel de ses aveux ! » Au cimetière, quand il la revoit, son indifférence passe tout. « Qui donc est-ce que vous enterrez là. » — On lui répond : Ophélie. — « Quoi, la belle Ophélie ! » À cette exclamation se borne son premier mouvement, et selon toute apparence il s’y tiendrait, si, le ton emphatique et désordonné du discours de Laërte ne provoquait dans son être moral une de ces réactions subites qui le poussent aux extravagances. Plusieurs ont cru surprendre en cet élan contre Laërte un mouvement de jalousie. On n’est point jaloux du frère de sa maîtresse. La seule jalousie qu’il ait au cœur en ce moment lui vient de voir Laërte témoigner à sa sœur tant d’attachement. La douleur du frère, en de telles conditions, est une offense pour l’amant. C’est pourquoi Hamlet provoque Laërte. S’il eût aimé Ophélie, Hamlet, à son seul nom, fût tombé foudroyé. Abîmé dans son désespoir, tout entier à sa perte, il n’aurait ni des yeux pour les contorsions du frère, ni des oreilles pour ses redondances. Loin de cela, pas une plainte, pas une larme donnée à la pauvre Ophélie, ni sur sa tombe ni après. Depuis longtemps, pour son cœur, elle avait cessé de vivre ; l’insensibilité qu’il montre en la voyant morte est celle de l’idéaliste méditant ses plans dans l’absolue indifférence de ce qui se passe autour de lui. Aux yeux d’Hamlet, la réalité presque aussitôt s’évanouit ; le monde ambiant éveille une idée, il la suit, s’en amuse, oublie tout le