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trousses, Laërte se défie de sa sœur, Ophélie de Laërte. On vit dans cette atmosphère sinistre dont parle Jérémie. « Que chacun se tienne sur ses gardes et ne se confie pas même à son frère, car le frère opprime son frère, l’ami trahit son ami ! » Comment s’étonner après cela si quelque chose, passe en nous de cette défiance que nous leur voyons tous se témoigner les uns aux autres ? Pourquoi nous, que cette atmosphère aussi enveloppe, serions-nous exempts de la contagion ? Shakspeare nous introduit chez Polonius : tableau plaisant de verve humoristique et de précieuse ironie. La maison de Polonius a grand air, on y respire une haute influence de cour, le maître de céans occupe une importante place dans la faveur du prince, et pour lui comme pour son fils c’est l’unique affaire ici-bas. De ce milieu se dégage la figure d’Ophélie ; elle se montre, et tout de suite vous viennent aux lèvres les trois ou quatre mots qualificatifs de cet être tout agrément et tout parfum : belle, gracieuse, charmante ! Son caractère est ainsi fait, que sa beauté au besoin emprunterait un attrait de plus à ses défaillances. Aime-t-elle Hamlet ? On ne saurait trop le dire. Toujours est-il qu’elle agit avec bien de la soumission lorsque son père lui ordonne de rompre avec le prince. Quelque plainte vague, un soupir, une larme au bord des cils, mais au fond du cœur rien qui persiste. On se la figure élancée, encore peu développée, d’une fragilité suave, aérienne, un roseau qui pense à peine, qui ploie, mais avec tant de grâce ! Son père est tué, le vieux bouffon ; elle en devient folle, et cette soudaine démence imprime au caractère je ne sais quoi d’enfantin, d’innocent, qui force la sympathie. Eût-elle ces torts que Goethe lui reproche, cette sensualité d’imagination dont Tieck l’accuse, on lui passerait tout en se disant : La faute n’est point d’elle, mais de la nature. C’est un lierre qui s’attache au mur qui l’a vu naître. En obéissant, elle cède à sa première loi, la soumission, contente d’avoir fait la volonté de son père, même en brisant le cœur de son amant, que de son propre gré jamais elle n’eût chagriné. On la voit, spectacle charmant, retirée dans sa chambrette, s’isolant dans son petit monde, son père, son frère, son rêve d’amour. Maintenant quel sera le sort, d’une pareille nymphe[1], mêlée aux combats, aux caprices, aux lunatiques variations d’un Hamlet ? Tout lui plaît, la séduit dans son prince, sa distinction, son esprit, son savoir, qualités qui, chez un fils de roi, à ses yeux valent triple. Elle l’aime, mais sans passion, sans constance. Sa folie, en dénudant son âme, le démontre. Pas une fois le nom d’Hamlet n’est

  1. ……. Nymph, in the orisons
    Be all ray sins remember’d…….
    (Acte III, scène I).