Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/445

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

convenances, et que dans le désordre de l’esprit une obscénité de carrefour peut monter aux lèvres les plus pures ? D’ailleurs pourquoi ces inductions ? quel sujet avons-nous de nous en rapporter à tel couplet que chante une pauvre égarée plutôt qu’aux paroles mêmes d’Ophélie, qui nous a dit dans le plein usage de sa raison ! « Il a conquis mon être avec son amour en tout honneur et toute pureté ? » Et Laërte, comment viendrait-il, dupe d’une illusion grossière, rendre témoignage à sa vertu jusque sur le tertre funéraire ? « Que de sa belle dépouillé immaculée sortent des violettes, et toi, prêtre barbare ; qui lui refuses les honneurs religieux, je te le dis, ma sœur sera un ange près du trône de Dieu, tandis que tu grilleras dans l’enfer ! »

La question du reste a toujours été mal posée. Il ne s’agit pas de savoir si, oui ou non, Ophélie, matériellement, est restée pure, mais plus simplement ce qu’il faut penser de son état moral. La Marguerite de Faust reste chaste après comme avant, elle est de ces natures trop foncièrement innocentes pour connaître ce que c’est que de tenir en réserve une partie de soi quand on a déjà donné l’autre. Marguerite, bien que séduite, reste adorable dans sa faute ; elle aime et ne discerne pas, elle est toute à celui qu’elle aime, et lui appartient corps et âme. Si Ophélie est une de ces natures, même en admettant sa faute, ou peut encore parler de sa pureté ; que si au contraire, comme Goethe et Tieck croient le voir, elle a l’imagination déjà souillée, n’eût-elle jamais failli, fût-elle cent fois vierge, elle est impure. À ce compte, l’appréciation de Goethe et de Tieck va peut-être plus loin qu’elle ne veut, et si Ophélie est ce qu’ils l’estiment, un composé de vanité, de coquetterie, de sensualité, d’amour, d’esprit, de sérieux, de douleur et de folie, une telle jeune personne assurément ressemble beaucoup moins à l’humble et douce violette qu’à la rose empoisonnée du lac d’asphalte. Le plus grave reproche, selon moi, qu’on puisse faire à Ophélie, c’est son absolue dépendance de caractère, c’est d’être insignifiante. Elle cède partout, plie et rompt. « J’obéirai, monseigneur ! » en deux mots, la voilà toute. Il lui manque je ne dirai pas cette inspiration qui d’Hamlet eût fait un héros, mais jusqu’à la moindre énergie pour se défendre. Les insinuations de son frère, les grossiers soupçons de son père, la trouvent résignée, passive. Elle n’a ni le courage du cœur, ni l’éloquence du sentiment. Au lieu de relever la tête, de proclamer la pureté de ses relations avec Hamlet, elle se tait, s’incline. Hamlet à bon droit peut se croire trahi : de là sa dureté, son éloignement, qui réagissent à leur tour sur la conscience d’Ophélie ; elle se trouble alors et devient folle, car tout le monde en cet ouvrage a la conscience troublée. Polonius se défie de Laërte et lui met un espion aux