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déprave, sa tranquille modestie respire la tendresse, le désir, et pour peu que la bonne déesse Occasion vienne à secouer le joli petit arbre, le fruit soudain s’en détachera ! » Ainsi prononce Goethe ; Tieck va plus loin : selon lui, Hamlet aurait dès longtemps obtenu d’elle tout ce que la passion d’une jeune fille peut donner. M. Cervinus trouve des preuves de cette sorte de corruption antérieure jusque dans les chansons qu’elle chante pendant sa folie, jusque dans la signification emblématique des fleurs qu’elle cueille. Il y a là pour le célèbre professeur d’Heidelberg les indices certains d’un état moral peu édifiant, la révélation honteuse d’une nature contenue, fermée, et qui involontairement livre sa lie. Quiconque a lu dans les nouvelles de Belleforest la traduction agrémentée de la légende de Saxo Grammaticus se souviendra de cette belle jeune fille, qu’on place en manière de sirène sur le chemin d’Amleth. Le jeune prince se laisse séduire, jouit avec ivresse de la beauté splendide qui s’offre à son désir, puis s’éloigne brusquement, brutalement, sans mot dire. J’ai idée que cet incident doit avoir beaucoup contribué, et peut-être plus qu’il ne convenait, à la mauvaise opinion que divers commentateurs se sont faite d’Ophélie. Hâtons-nous cependant de reconnaître que l’aimable fille du vieux Polonius a rencontré bien des chevaliers de par le monde, entre autres M. Vischer, un paladin qui n’entend pas raillerie et touche son adversaire juste au défaut de la cuirasse, lorsqu’il s’agit de rompre une lance pour l’honneur de sa belle.

Je ne voudrais point passionner le débat, déjà trop vif ; il m’est impossible néanmoins d’ignorer certains détails qui, sans incriminer absolument la vertu d’Ophélie, ne rehaussent pas l’estime qu’on lui porte. Par exemple, le langage qu’on tient autour d’elle manque de bienséance. Une jeune fille ayant quelque pudeur s’offense à de pareils propos, et, quand elle ne peut les empêcher, s’abstient d’y répondre comme à la chose la plus simple. Ce n’est ni Roméo, ni Bassanio, ni Proteus, qui parleraient à leur maîtresse sur le ton dont Hamlet, Laërte, et tous ceux qui l’approchent parlent à Ophélie. Ici M. Vischer m’arrête net et s’écrie : Voilà bien en effet de quoi s’émerveiller ! trois ou quatre sarcasmes que décoche Hamlet pendant la scène du spectacle, des mots à double entente qui, sans compromettre Ophélie, à laquelle d’ailleurs ils s’adressent, montrent tout simplement le mauvais goût qu’affectait le langage à la mode du temps de Shakspeare… Les femmes, à l’époque de Shakspeare, en entendaient, s’en permettaient bien d’autres, et sans la moindre atteinte à leur renommée. Quant à ces vers d’une chanson du peuple qu’elle fredonne dans son délire, qu’y a-t-il là de flétrissant ? qu’indiquent-ils, sinon que la folie est sans égard pour les