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nous montrer l’horreur du crime persistant à travers le temps. Le géant Eschyle a le coup d’œil bien autrement profond ; il saisit, met en vue le moment tragique du sujet. Lui aussi écrit entre deux périodes historiques, compose pour une époque où les vieilles croyances se relâchent, où l’esprit humain tend à des solutions nouvelles. Sans être un Hamlet, l’Oreste d’Eschyle sent déjà l’influence d’une tradition ; moins barbare, il appartient au genre humain et par sa force et aussi par ses faiblesses. L’œuvre de sang, la vengeance pure et simple, n’est plus dans son tempérament ? il l’accomplit, puisque son Dieu l’ordonne, mais non dans la même attitude qu’un héros des anciens jours. Il a ses scrupules, ses cas de conscience. Hamlet temporise avec l’acte, et c’est dans ce prologue que le plus terrible assaut se livre en son âme ; chez Oreste au contraire, l’assaut ne commence qu’après l’action, mais quelle furie alors, quel désespoir ! Le chœur des Euménides l’environne, secoue ses torches. Sacrifier Oreste pour avoir obéi au décret des dieux eût blessé le sens antique ; d’autre part, la solution psychologique était du seul ressort du monde moderne. Oreste, à l’instigation de Minerve, sera innocenté par sentence de l’aréopage et délivré de l’atroce poursuite des Euménides, auxquelles on élèvera dans Athènes un temple près de celui de la déesse.

Également un peu deus ex machinâ, et bien qu’il joue au dénoùment d’Hamlet le rôle du conseil suprême dans l’Orestie, Fortinbras n’est point un épisode, tant s’en faut. Shakspeare, lorsqu’il le fait passer à la tête de son corps d’armée, pose le personnage d’un trait magistral. Il est vrai que d’ordinaire on supprime la scène. Shakspeare donne la clé d’un caractère, ou jette à l’eau cette clé. En style de dramaturges, cela s’appelle « corriger le génie, » le rendre possible au théâtre. Fortinbras est le vrai point de la perspective ; c’est dans son milieu qu’on doit se placer pour bien juger des autres grandes figures du poème. Il représente la conciliation, l’apaisement, et résume en soi par ses bons côtés tout ce monde divergent, tiraillé, hostile. Fortinbras a des affinités avec chacun. Il y a en lui du Laërte et du Claudius, comme il y a de l’Hamlet et de l’Horatio. Pour un lambeau de terre sur lequel il serait impossible à son armée de tenir tout entière, il conduit au combat vingt mille hommes, lui, prince délicat et adolescent ; il « affronte l’événement invisible et livre son existence mortelle et vulnérable à la fortune, à la mort, au danger, pour une coque d’œuf ! » Pourquoi en effet ce déploiement de forces ? Que veut, que cherche Fortinbras ? Est-ce pour lui-même comme Claudius, pour sa famille comme Laërte, qu’il s’agite ? Non, mais pour quelque chose de plus haut, d’universel, pour une idée qu’il sert. Cette