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sent en lui l’instrument aux mains de l’implacable justice ; pour avoir différé, failli, il succombe, mais tragiquement, en héros. Innocent à la fois et coupable, heureux dans son infortune, même quand Dieu l’épargne, il faut qu’il meure. « Comment voulez-vous que je le sauve, dit Goethe, lorsque la pièce tout entière me le condamne à mourir ? » L’expiation de la reine porté également sa moralité, sa pitié. Qui se marie avec un assassin doit s’attendre à de sinistres aventures, et compter qu’à ses alentours le poison comme le poignard pourra bien par occasion et à son propre péril se tromper d’adresse. Gertrude cependant meurt réconciliée. Aux portes de cette conscience engourdie, léthargique, non absolument corrompue, la terrible main du fils n’a pas impunément frappé. Laërte, odieux dans sa trame, se rachete par le repentir et ces belles paroles qu’il prononce en mourant : « échange ton pardon avec le mien, Hamlet ; que la mort de mon père et la mienne ne retombent pas sur toi, ni la tienne sur moi ! » La reine périt par simple accident, le roi n’a rien prémédité contre elle, et pourtant sa fin tragique doit être mise au compte de Claudius. N’a-t-il pas versé le poison ? Le crime est de lui, qu’il en réponde… Hamlet dans Claudius venge sa mère, comme il venge son père, comme il venge Laërte, perfidement endoctriné, suborné, comme il se venge lui-même.

Assez de meurtres, de sang, de poisons, de funérailles ! Les temps sont clos, un nouvel ordre de choses s’inaugure, dont Shakspeare montre au spectateur épouvanté la rassurante perspective. Sur ce sol jonché de cadavres s’avance dans sa force, libre de tout lien avec le passé qui s’écroule, le jeune héros Fortinbras, auquel Hamlet expirant donne sa voix pour l’empire. Shakspeare aime ces dénoûmens réparateurs qui renvoient le public consolé, satisfait. Roméo et Juliette, Richard III, le Roi Lear, Macbeth, ont aussi, après tant d’horreurs, de ténèbres, cette éclaircie lumineuse à la Rembrandt, ce rayon qui déchire le voile, et laisse au loin apercevoir un pan d’azur. On éprouve au sortir d’Hamlet une sensation d’allégement ; l’orage a passé, l’air est pur, limpide, le ciel nettoyé.

Chaque œuvre d’art vraiment grande a son atmosphère, celle d’Hamlet est suffocante : terreur, pressentiment, mystère ! Un secret pèse là, fermente. « Il y a quelque chose de pourri dans l’état de Danemark. » Les yeux du roi semblent dire : Sais-tu ? Ceux d’Hamlet semblent répondre : Oui, je sais, je lis, je vois dans ta conscience. A gauche, à droite, se presse la foule des courtisans curieux, fureteurs, flairant un secret dont l’influence oppressive agît à ce point qu’il en résulte une sorte de mascarade générale. Chacun regarde, interroge, et, se figurant que le voisin joue la