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sournois, toujours prêt à s’entremettre, il a mûri, vieilli dans les antichambres. Les coquins de l’espèce de Claudius aiment ce genre d’entourage ; dans un palais hanté par le crime et l’infamie, les complaisans ont leur place marquée. « Soyez les bienvenus à Elseneur, messieurs ! » Ils espionnent, ils volent, mais savent se rendre utiles. Voient-ils, ne voient-ils pas, qu’importe ? pourvu qu’ils ferment les yeux, se taisent, obéissent. Les amis de Polonius veulent absolument que sa sottise soit doublée d’une sorte de sens pratique, de perspicacité hypocrite. On se trompe : pas une pensée, pas un secret ne capitonne cette corpulence officielle ; c’est le vide, le pur néant. Il se donne des airs d’observer ; que sait-il des événemens mêmes qui ont dû se passer pour ainsi dire sous ses yeux ? quel flair a-t-il eu de l’empoisonnement du feu roi, du mariage de la reine ? Il prétend avoir deviné le sentiment d’Hamlet pour Ophélie, mensonge ! Il faut voir dans cette idée la jactance de ces sottes gens qui attendent qu’un événement soit accompli pour l’avoir prophétisé, et qu’une chose ait mal tourné pour vous corner aux oreilles leur importun « je vous l’avais bien dit ! » Le vieux prince Metternich racontait qu’en sa longue carrière il lui était arrivé de rencontrer des individus se donnant une peine infinie afin de se faire passer pour des espions. Polonius a ce travers ; mais le simple paraître ne lui suffit pas, il veut exercer la fonction. C’est dans un trou de souris que le destin l’attrape, le pince, et voilà l’homme pour la vengeance de qui Laërte met en branle ciel et terre, tandis qu’Hamlet, rêvant, creusant, oublie le héros sorti de la tombe pour lui faire appel !

Hamlet a si bien manœuvré qu’il s’est mis à dos tout le monde : comme il avait charge d’agir contre le roi, d’autres maintenant ont charge d’agir contre lui. Il est cause de la ruine de toute une maison ; non content d’avoir brisé le cœur d’Ophélie, il tue le père. La pauvre fille, achevée par là, devient folle, et du délire glisse dans la mort. Au frère donc, dernier survivant de la famille, à Laërte échoit le droit, le devoir de la vengeance. Hamlet n’a pas tué le roi, mais il a fait tout ce qu’il fallait pour éveiller, irriter ses soupçons. Le meurtre de Polonius est le dernier degré de cette échelle de présomptions. Incontestablement le prince est un danger, public, tout le monde le croit. La vague idée qu’il a connaissance d’un crime mystérieux commence à se répandre de la cour dans le peuple. Il sait non-seulement le crime, mais l’auteur. On se le dit. Voulant frapper le criminel, il s’est trompé, a tué ce pauvre homme : de là cette inhumation nocturne de Polonius, ces funérailles où tout a manqué, « trophée, panoplie, écusson ; » de là chez Claudius ce redoublement d’oppression. Il envoie alors Hamlet en Angleterre, s’arrangeant de manière qu’il ne reparaisse jamais.