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son goût classique le conseille mal, il ne s’aperçoit pas que ce qu’il propose n’est qu’un procédé plus intelligent, mais également condamnable de réduction à la Ducis. Tout a sa raison, sa loi d’être. Les relations avec la Norvège nous font connaître le roi Claudius sous son aspect politique ; nous le voyons représenter, administrer, gouverner. Shakspeare, qui jamais ne perd une occasion d’étudier l’homme universel dans son personnage, nous montre comment on peut être un fieffé coquin et s’entendre aux affaires de la diplomatie comme au cérémonial des audiences. De plus l’incident sert à mettre en lumière la grandeur épique du feu roi, à nous rappeler son fameux trait d’héroïsme lorsqu’il se mesura avec le superbe Norvégien, et dans une rencontre homérique le renversa vaincu de son traîneau. Il faut que Fortinbras passe en Pologne pour motiver le dernier monologue d’Hamlet, il faut qu’il en revienne pour purger cette atmosphère de meurtres, relever l’état, et sur ce monceau de cadavres, sur ces débris d’une race vouée à la pourriture, inaugurer l’idée d’une force jeune, arrivant du dehors pour tout renouveler.

Ce Wittenberg qui se profile vaguement sur la toile de fond, c’est la réformation, dont l’esprit, comme le remarque excellemment le docteur Vischer, « vit et raisonne dans Hamlet, dans sa dialectique impitoyable et sa subjectivité métaphysique. » Quant aux allées et venues des autres personnages, rien de plus naturel, de plus conforme aux mœurs, à la vérité historique, de mieux imaginé pour fixer le moment. Qu’on songe au siècle où Shakspeare écrit ; le vieux moyen âge s’en est allé, voici des mœurs nouvelles qui de partout s’introduisent. Les jeunes gens voyagent, se forment à l’étranger. Chacun suit sa pente, se dirige vers le point de l’horizon où son humeur l’entraîne, Hamlet du côté de Wittenberg, Laërte vers Paris. Supprimez le voyage de Laërte en France, et nous perdons du coup deux scènes qu’à aucun prix on ne saurait sacrifier, car elles nous font entrer dans le vif du caractère de Polonius, si comique avec son importance officielle, son autorité paternelle outrecuidante et dogmatique, son empressement babillard, sa platitude et sa sottise, type éternel du chambellanisme niais et boursouflé.

La rencontre avec les pirates a pour objet de nous édifier sur la bravoure d’Hamlet, qui, n’en déplaise à Goethe et à son commentaire, n’est point dépourvu de valeur personnelle. On peut physiquement n’être point un Hercule et cependant avoir du courage. « C’est le bras du guerrier ! » dit Ophélie, et il le prouve en attaquant les pirates. Le courage d’Hamlet est celui des êtres nerveux ; il n’a ni la spontanéité ni la froideur calculée de la bravoure militaire. L’homme nerveux a, comme Hamlet, ses défaillances, n’est brave qu’à son heure ; mais qu’il s’irrite, s’enflamme, et vous verrez si