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à dire en faveur d’un roi contre les biens et la chère existence duquel un guet-apens damné s’est accompli ! » Dans la légende de Saxo Grammaticus, Amleth parle au peuple après le meurtre du régent de l’état, et se fait proclamer roi. Shakspeare dans ce monologue rappelle cette donnée. Mourir tragiquement de la sorte sans pouvoir éclairer sa vie d’aucune lumière est pour Hamlet le pire désastre. « Dieu ! quel nom compromis vivra après moi, Horatio, si toutes choses restent ainsi voilées ! » A Horatio donc, au cher et loyal ami de l’heure suprême, d’expliquer au monde l’énigme de cette existence méconnue, qui s’éteint sans même avoir vu clair dans la sanglante catastrophe, d’où ces mots ; les derniers qu’Hamlet prononce : « le reste est silence ! » Pauvre et noble prince, pourquoi n’avoir pas agi quand c’était le moment ? Quand dans la scène des comédiens le scélérat livrait aux yeux ses remords, c’était là qu’il fallait écouter l’appel forcené de la passion, noyer la scène dans les larmes. Il n’a su rien oser à l’instant voulu ; rien entreprendre ; le destin l’en punit, mais avec une certaine compassion et en le laissant, malgré ses torts, mourir dans le vague pressentiment d’avoir atteint son but.


II

Goethe reproche, à Shakspeare de trop multiplier les épisodes ; tant d’incidens, de diversité, de complications l’offusquent ; il voudrait simplifier. Les troubles en Norvège, l’ambassade dépêchée au vieil oncle, le bon accord rétabli, le passage du jeune Fortinbras en Pologne, sa réapparition au dénoûment, le retour de Wittenberg d’Horatio, le désir d’Hamlet de s’y rendre, le voyage de Laërte en France, son retour, l’envoi d’Hamlet en Angleterre, sa captivité chez les pirates, l’aventure de Guildenstern et Rosenkrantz livrés à la mort par une lettre perfide, — tout cela, dit l’auteur de Faust, « n’est qu’une série de circonstances, de détails, bonne à prolonger un roman, et qui dans une œuvre dramatique nuit à l’unité de l’ouvrage, dont le héros lui-même n’a pas de plan. » Goethe se trompe[1],

  1. Je le dis en toute révérence et toute conviction. Ce sens classique qui lui fit faire son Iphigénie en Tauride, — un chef-d’œuvre sur lequel il y aurait beaucoup à dire en se plaçant à l’autre point de vue. — le portait aux unités, aux symétries, et ce goût maintes fois l’égara. J’ai sous les yeux un exemplaire du Roméo et Juliette arrangé par lui pour la scène de Weimar, alors qu’il y exerçait sa suprême intendance. On croirait lire un libretto d’opéra. La pièce commence au bal des Capulets ; il élague, éclaircit, supprime « les incidens trop nombreux, les détails. » Qu’il faut donc que ce Shakespeare soit puissant pour avoir réduit à telle admiration un si vaste esprit qui originairement n’était pas de son monde ! quel magicien que ce Prospero, forçant ainsi le grand classique à s’humilier en s’écriant malgré ses réserves : « Shakspeare partout, Shakspeare toujours, « Shakspear und kein Ende ! »