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tourbillonnant autour de la terre sous la chasse d’une force implacable ! Devenir quelque chose de pis que ce que la pire fantaisie en ses plus sauvages désordres peut inventer, c’est aussi par trop horrible ! La vie terrestre la plus pénible et la plus calamiteuse infligée à l’homme par l’âge, le crime, la douleur, la prison, — cette vie est un paradis comparée à ce que nous avons à redouter de la mort ! »

Ce grand monologue d’Hamlet, si classique, renferme plus d’une contradiction. Et d’abord est-il bien à sa place ? Cette question du suicide qu’Hamlet agite in extenso alors qu’il ferait beaucoup mieux de courir sus à l’assassin de son père, est-ce bien en effet « la question ? » Un monologue à pareil instant doit avoir pour fonction d’éclairer le drame. On s’attend à saisir le mot, la clé du personnage. Cette clé, je ne la trouve, en dernière analyse, que dans l’idée de conscience déjà depuis assez longtemps développée et plutôt rétrécie cette fois qu’élargie. « Ainsi la conscience fait de nous tous des lâches, ainsi les couleurs originelles de la résolution blêmissent sous les pâles reflets de la pensée. » Rien de spécial au personnage, tout au contraire une foule de traits qui ne lui ressemblent pas ; il craint la mort à cause des rêves que son sommeil peut enfanter ; lui, ce rêveur que l’action seule épouvante, lui qui hait les hommes, qui les fuit, il a maintenant peur des spectres ! Il s’est aventuré tantôt dans un lieu désert, face à face avec un revenant, et c’est au sortir de ce tête-à-tête où le fantôme de son propre père l’a entretenu des plus redoutables mystères de l’autre monde qu’il prolonge sa méditation sur cette région inexplorée « d’où nul voyageur ne revient… » Nul voyageur ! hormis un pourtant. Comment Hamlet peut-il dire cela au moment où l’ombre du feu roi vient de lui donner des nouvelles de ce qui se passe dans le purgatoire ? Je me l’explique ainsi : Hamlet, pas plus que Faust, n’est sorti d’un seul jet ; Shakspeare a fait d’abord, puis ajouté, puis surajouté. De pareils chefs-d’œuvre sont de véritables greniers d’abondance où toutes les observations, toutes les analyses, tous les pressentimens d’une existence de génie s’emmagasinent jour par jour. Ce monologue est une de ces végétations ultérieures, un gui de plus sur le chêne. Ce n’est pas Hamlet, c’est l’auteur qui parle, raisonne, retourne pour s’en délivrer (poésie est délivrance) un obsédant motif dont la note le poursuit depuis les Sonnets. De là ces inconséquences qu’on relève, car le grand poète est double, son masque a deux faces, celle du memento vivere et celle du memento mori : l’une gaillarde, humaine, épanouie au souffle du libre avenir, la bonne, la vraie ; l’autre soucieuse, morose, funèbre, et sur laquelle l’horrible moyen âge a creusé l’empreinte de son doigt. Il faut nous ôter de la tête cette prétention d’avoir inventé la